Aliou Sall ou le syndrome Karimien

17 - Juin - 2019

Sous le magistère d’Abdoulaye Wade, les Sénégalais ont réprouvé et combattu la dévolution monarchique du pouvoir. Ils ont systématiquement et tenacement combattu l’intrusion de la famille présidentielle dans les affaires de l’Etat. Si Karim Wade a eu le privilège de gérer concomitamment quatre ministères et non des moindres, c’est parce que son père avait le pouvoir constitutionnel de nommer aux emplois civils et militaires.

Mais Abdoulaye Wade l’a appris à ses dépens quand il a mis son fils au cœur des affaires de l’Etat en lui accordant la part belle dans la gestion d’une pluralité de ministères. Macky Sall, son successeur à la tête de l’Etat, ne semble pas avoir assimilé la leçon, lui qui a permis à son frère Aliou Sall de cumuler postes électifs et nominatifs en sus des affaires privées qu’il développe avec des affairistes à la moralité douteuse.

Si Abdoulaye Wade a perdu la présidentielle en 2012, c’est à cause surtout de son projet de transmission monarchique du pouvoir qui a été à l’origine de la journée historique du 23 juin 2011. En effet l’omnipotence et l’omniprésence de Karim Wade dans tous les secteurs de la vie économique laissaient croire à un être surdoué aux capacités managériales incomparables et inégalables sur terre. Le patron d’alors de la Génération du concret, au cœur de la sphère étatique, gérait à lui-seul des centaines de milliards.

Karim superpuissant

En mars 2009, son père veut l’introniser à la tête de la mairie de Dakar. Pape Diop, nonobstant un bilan reluisant, n’aura pas eu l’onction du président Wade pour rempiler à la tête de la municipalité de la capitale. Malheureusement un tel projet, qui laisse entrevoir les prodromes de la dévolution monarchique du pouvoir, balise le terrain du sacre à Khalifa Sall à la mairie de Dakar. Rejeté par les habitants de la capitale, Abdoulaye Wade ne démord pas de voir son fils jouer les premiers rôles au sein de l’Etat. Aussi nomme-t-il le fils bien-aimé à des postes stratégiques : au ministère de la Coopération internationale, des Transports aériens, des Infrastructures, de l’Aménagement du territoire et de l’Énergie. C’est cette flopée de ministères entre les mains d’un seul individu qui a valu légendairement à Karim Wade le sobriquet de «ministre du Ciel et de la Terre».

Rien que pour organiser la Conférence islamique, en mars 2008, plus de 205 milliards sont dépensés dans la plus grande opacité par le président de l’Anoci, Karim Wade. C’est ainsi que le plan Takkal qu’il a initié pour améliorer la fourniture en électricité des ménages et entreprises a mobilisé un financement de 650 milliards de F CFA. Ce qui est surtout dénoncé dans l’exécution de ce fameux plan Takkal, c’est « le leundeum-leundeum » (traduisez totale opacité) dans la passation des marchés afférents. Pour permettre à Karim de passer ses marchés de gré à gré, son président de père a modifié l’article 3 du code des marchés publics par un décret, sans en avertir l’Autorité de régulation des marchés publics (ARMP). L’acquisition du combustible, et la maintenance d’installations destinées à produire de l’énergie électrique échappaient ainsi aux rigueurs du code des marchés publics. Et en six mois, des marchés de gré à gré d’achat de produits pétroliers pour un montant de 115 milliards F CFA ont été passés.

A cela s’ajoute la construction du nouvel aéroport Blaise Diagne et de l’autoroute à péage. Les conditions du montage financier de ces deux infrastructures demeurent littéralement nébuleuses à ce jour. Parallèlement, le fils du président a été accusé d’avoir reçu 13 milliards du Qatar pour le compte de son père dans l’optique de parrainer la chute du président libyen Mouammar Kadhafi.

Autant de choses cumulées qui ont fini par créer un effet repoussoir chez la plupart des Sénégalais. C’est partant de cette patrimonialisation du pouvoir et sa tentative de cession monarchique que tous les opposants du président Wade à la présidentielle de 2012 ont accordé dans leur programme de campagne une place primordiale à l’exclusion de la famille présidentielle dans les affaires de l’Etat. Par ailleurs, la Charte de bonne gouvernance des Assises nationales dont Macky est signataire stipule à cet effet qu’« aucun membre de la famille du président de la République (ascendant, descendant et allié au premier degré, conjoint) ne peut lui succéder directement ».

D’ailleurs, interrogé par Marwane Ben Yahmed, directeur de publication de Jeune Afrique, sur l’implication des familles présidentielles africaines dans la gestion des affaires publiques, le président Sall a répondu ceci : « Je ne mêle jamais ma famille à la gestion du pays. Si mon frère a été amené à être cité dans des affaires de sociétés privées, c’est parce que je lui avais justement indiqué très clairement, dès ma prise de fonctions, qu’il ne bénéficierait jamais de ma part d’un décret de nomination, notamment en raison de l’histoire récente du Sénégal (Wade père et fils) et parce que je ne voulais pas être accusé de népotisme ». Mais la realpolitik aura démontré par la suite le contraire.

Aliou Sall surclasse Karim

Autre temps, autres mœurs ! Le journaliste Aliou Sall, sous la deuxième alternance, est élu maire de Guédiawaye (un endroit où il n’a jamais résidé), élu président de l’Association des maires du Sénégal (AMS), avant d’être nommé directeur général de la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC) grâce à l’influence et au décret de son frère de président de la République. Beaucoup de Sénégalais n’ont pas manqué de comparer Aliou Sall à Karim Wade avec toutes les responsabilités à sa charge. Si le plan Takkal échappait au contrôle de l’ARMP par l’effet d’un décret, il en est de même pour la CDC dirigée par Aliou Sall qui, grâce à la loi n°2017-32 du 15 juin 2017 fixant ses règles d’organisation et de fonctionnement, n’est pas soumise au contrôle de l’Autorité de régulation des marchés publics.

Il faut rappeler que l’Assemblée a adopté, en procédure d’urgence, la loi n°2017-32 du 15 juin 2017 fixant les règles d’organisation et de fonctionnement de la Caisse des dépôts et consignation. L’alinéa 1 de l’article 34 de ladite loi extirpe la CDC du champ du Code des marchés publics. Et cela est intervenu à trois mois de la nomination d’Aliou Sall à la tête de la CDC. Comme si le frère lui balisait le terrain du gré à gré.

L’affaire Pétrotim, société dont Aliou Sall était le gérant et représentant, constitue l’une des taches noires de la gouvernance mackyste. Pétro-Tim a été créée le 19 janvier 2012 tandis que la société mère PétroAsia a été le 6 mars 2012. Le 19 juin 2012, au Conseil des ministres, le président de la République signe les décrets N°2012-596 et 2012-597 attribuant les blocs de Kayar offshore profond et de Saint-Louis offshore profond à Pétrotim Ltd dont l’actionnaire unique est Wong Joon Kwang.

D’abord le 3 juillet 2014, Pétro-Tim Ltd a transféré à Timis Corporation de Franck Timis ses 90 %. Ce transfert total des actions ouvre la voie à la vente par Timis Corporation de 60% desdits droits à Kosmos Energy le mois suivant, c’est-à-dire en août 2014. C’est ce qui explique la dissolution en 2016 de la société écran Pétro-Asia qui n’avait plus aucune mission à remplir dans ces transactions nébuleuses. Il faut retenir que Pétro-Tim Sénégal, Pétro-Tim Limited, Timis Corporation, c’est en réalité la même personne Franck Timis, l’ami d’Aliou Sall.

Ensuite, le 19 août 2014, Timis Corporation Ltd cède à Kosmos Energy 60 % des actions qu’il avait acquises de Pétro-Tim Limited. Enfin, en 2017, Timis corporation cède les 30% restants à BP. Par conséquent, il y a eu trois opérations : Pétro-Tim Limited a transféré 90 % des parts à Timis Corporation avant que cette dernière ne cède successivement les 60% à Kosmos et les 30% restants à BP. Et dans ces transactions, indépendamment de l’exercice de son droit de préemption, l’Etat sénégalais n’a perçu aucune taxe. Comme l’a révélé l’enquête de BBC, seuls Aliou Sall et Timis et quelques personnes tapies au sein de l’Etat ont bénéficié de ces transactions nébuleuses.

En sus de ses activités opaques dans le pétrole et le gaz, le frère du président Sall est Directeur général de la Caisse de dépôt et de consignation (CDC), Administrateur de la Banque de Dakar (BDK), président de l’Assemblée générale de l’Agence de développement municipale (ADM), président de l’Association des maires du Sénégal (AMS). On a toujours réclamé son départ de la tête de l’AMS pour éviter les conflits d’intérêts mais le frère du président Sall dit à qui veut l’entendre qu’il restera à la tête de cette structure jusqu’à la fin de son mandat.

Ce conflit d’intérêt est réel avec la compagnie aérienne « Sahel aviation » créée le 20 juin 2012 par Aliou Sall et le médecin Patrick Corréa. Le frangin du président a mis en place cette société en partenariat avec la société de droit américain « Aéromaritime Inc », immatriculée sous le numéro 030168158.3635610. Le capital de la société est réparti comme suit : Aéromaritime Inc 49%, Aliou Sall 26% et Patrick Corréa 25%.

D’ailleurs, le journal Dakartimes souligne qu’« en créant cette compagnie, l'actuel directeur général de la caisse de dépôt et de consignation (CDC), et en même temps gérant de Pétro Tim, espérait gagner les marchés de transports de produits et de personnels des villes sénégalaises vers les plateformes en haute-mer. Cette société aérienne a été créée au moment où l'Etat du Sénégal n'avait pas une compagnie nationale. Ce qui constitue un réel conflit d'intérêt, dans la mesure où les marchés qu'il gagnerait lui seraient octroyés par pur favoritisme ».

Quant à ses ambitions politiques, Aliou Sall ne manifeste pas une quelconque envie de succéder à son frère à la tête de l’APR et de l’Etat ; il déclare sans surprise dans Jeune Afrique : « Certains me l'ont suggéré en privé. J'affirme ici que cela ne m'intéresse pas et que je n'y songe pas. » Mais au sein de l’APR, beaucoup de militants sont convaincus que l’édile de Guédiawaye se prépare aux hautes responsabilités en cas de fin de mandat de son frangin. « Qui guette ne tousse pas », dit l’adage et Aliou est fin comme un renard. Et contrairement à certains qui clament leurs ambitions présidentielles après Macky, stratégiquement, Aliou y va piano et sano sans avoir l’air d’y penser.

Il est manifeste que le journaliste Aliou Sall n’aurait jamais été au-devant de la scène et cumulé la fonction de maire de Guédiawaye, la présidence de l’AMS, la gérance de Pétrotim Sénégal, la direction générale de la CDC, l’administration de la Banque de Dakar (BDK), la présidence de l’Assemblée générale de l’Agence de développement municipale (ADM) et la propriété de la compagnie Sahel Aviation si son frère Macky Sall n’était pas élu président de la République du Sénégal. Aujourd’hui les Sénégalais, détestant la patrimonialisation du pouvoir, éprouvent des sentiments plus répulsifs que ceux qu’ils avaient à l’endroit de Karim Wade entre 2004 et 2012. Aussi subit-il avec l’enquête réalisée par BBC et les réactions subséquentes, les contrecoups de cette hypertrophie de responsabilités acquises grâce à son frère président.

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