BOUBACAR BORIS DIOP: "LA QUESTION DU TROISIÈME MANDAT EST DÉFINITIVEMENT RÉGLÉE"

10 - Mars - 2021

Il y a juste un mois, nous recevions l’écrivain Boubacar Boris. De cette rencontre est sortie un entretien largement apprécié et plébiscité par nos lecteurs. La densité de la réflexion, la profondeur de l’analyse et la portée de la prospective avaient séduit. C’est pourquoi, dés l’éclatement de l’affaire Sonko/Adji Sarr, suivi par des manifestations aussi subites qu’immenses dans tout le Sénégal, cette phrase de Boris a fait tilt dans notre esprit: « les sociétés humaines peuvent n’avoir aucune conscience de leurs propres mutations ». Suffisant, pour qu’on décide de le rencontrer à nouveau. Avec une courtoisie marquante, le penseur s’est volontiers plié à notre jeu de questions/ réponses sur l’affaire Sonko et ses conséquences. Interview au pas de charge.

Kirinapost : Le feuilleton Oumane Sonko/Adji Sarr a déclenché une vague de manifestations monstre au Sénégal…l’ampleur a surpris…

Boubacar Boris Diop : Oui, les Sénégalais ont une certaine tendance à s’autoflageller, se décrivant volontiers comme un peuple aussi corrompu que ses dirigeants. Les événements en cours montrent que cette sévérité, c’est simplement du dépit amoureux. Chaque peuple souhaite le meilleur pour lui-même et essaie de placer le plus haut possible la barre de ses rêves. À mon avis, nos hommes politiques sont ceux qui le comprennent le moins. Wade et Sall, on les avait élus pour qu’ils mettent le pays au travail, réduisent les inégalités et montrent autant de respect pour les institutions démocratiques que pour les populations. En somme, le message était : « faites-nous souffrir au besoin, on va l’accepter car ce sera bénéfique pour les générations futures ». Cela impliquait, entre autres, de poser des actes symboliques forts dont ils se sont dispensés. Encore plus que Wade, son successeur a cru que l’on attendait de lui des aéroports, des stades ou ce TER qui a quelque chose de surréaliste. Si la jeunesse se reconnaît autant aujourd’hui dans le discours d’un Sankara ou d’un Cheikh Anta Diop, c’est qu’ils étaient à la hauteur de cette exigence d’éthique, d’équité et de souveraineté. Ousmane Sonko, à qui les événements en cours ont très vite donné une dimension nouvelle, s’inspire d’eux et cela en fait peu à peu un politique pas comme les autres. »

Dans une récente interview ici même, vous mettiez en exergue l’histoire de ce digne taximan qui avait restitué à un client tunisien l’argent qu’il avait oublié dans sa voiture. Et vous mettiez en évidence le fait que « les dérives des politiciens ne disent rien de l’âme d’un peuple. » Sous ce rapport on peut dire que vous n’avez pas été surpris de l’attitude de Ndeye Khady Ndiaye (propriétaire du salon de massage) et du Capitaine Oumar Touré (enquêteur)

Boubacar Boris Diop: « Oui, un taximan du nom de Bâ, qui a restitué au président d’une équipe tunisienne de foot, par ailleurs architecte, les sept millions oubliés dans sa voiture sur le trajet menant de l’aéroport de Yoff au Novotel. Une belle histoire, puisque les deux hommes ont tissé à partir de là une relation amicale très forte. Le « Tous pourris », est beaucoup trop simpliste, comme le montre cet exemple. De ce point de vue, le comportement du Capitaine Oumar Touré mérite réflexion. Un officier de gendarmerie qui était il y a seulement trois semaines de l’autre côté de la barrière s’est brusquement mis à critiquer publiquement le régime de Macky Sall au nom de sa conscience. Même s’il reste une exception, son cas illustre le profond malentendu entre nos dirigeants et nous. Cela reflète peut-être aussi un hiatus intergénérationnel. Le Capitaine Touré, né en 1988 ou 1989, s’identifie peut-être davantage aux protestataires pro-Sonko qu’à la vieille garde politicienne, toutes nuances idéologiques confondues. Les moments de fraternisation, notés au bout de quelques heures entre éléments des forces de l’ordre et manifestants disaient sans doute quelque chose ce hiatus. Cela devrait être médité par tous ceux qui aspirent à nous diriger. Les policiers, gendarmes et loyaux fonctionnaires ne sont plus une masse de manœuvre dont l’autorité politique peut disposer au détriment de l’ensemble de la population. On peut dire, même en refusant de se faire trop d’illusions, que c’est un pas dans la bonne direction…

…Quant à Ndèye Khady Ndiaye, la propriétaire du Sweet Beauté, je suis impressionné, chaque fois que je l’écoute, par la clarté et la fermeté de son témoignage. Ousmane Sonko lui doit une fière chandelle. Si elle avait accepté de jouer le jeu des comploteurs, la position du leader de Pastef aurait été intenable. Cela dit, elle est à mes yeux la principale victime de cette affaire, une jeune mère de famille qui essaie de gagner sa vie à la sueur de son front par le biais d’un commerce tout à fait légal et qui voit des années de labeur anéanties d’un moment à l’autre par des gens surtout aveuglés par leur haine de Sonko et qui prennent les Sénégalais pour des demeurés. Je crois que les défenseurs des droits des femmes – et des droits de l’homme en général – auraient dû se montrer plus sensibles au sort de Ndèye Khady Ndiaye. Sonko, lui au moins, sort renforcé de cette histoire et en tant qu’acteur politique de premier plan il est de toute façon préparé à recevoir des coups, mais cette dame, elle, sa vie a été injustement bouleversée, ce qui lui arrive est profondément injuste, insupportable. ».

Kirinapost: Et Adji Sarr ?

Boubacar Boris Diop: « Elle est aussi une victime mais en aucun cas, selon moi, de Sonko. J’entends des amis ou des gens que j’aime bien dire : « Seuls Adji Sarr et Sonko savent ce qui s’est passé dans cette cabine, alors suspendons notre jugement. » C’est à mourir de rire, ça, c’est vraiment le genre d’argument que l’on sert quand on ne sait plus quoi dire. À partir du moment où l’un des deux protagonistes raconte aux enquêteurs sa version des faits, ce tête-à-tête commence à n’en être plus un, chacun de nous a des éléments lui permettant de se faire une idée de ce qui a pu réellement se passer. C’est une simple question de bon sens. Il y a eu mieux ensuite, les témoignages de tous ceux qui pouvaient aider à corroborer ou infirmer l’accusation et il se trouve que tous ont disculpé Sonko. Et si on ajoute à cela que la déposition d’Adji Sarr est un tissu d’incohérences hallucinantes, on se dit que seul un juge cynique, absolument décidé à liquider un homme politique peut aller jusqu’à demander la levée de son immunité parlementaire sur une base aussi légère. Sonko avait la possibilité de ne pas leur faciliter la tâche à ces gens et il a bien fait de jouer cette carte, autant pour son salut personnel que pour celui de son projet politique. Cela dit, si Adji Sarr s’est retrouvée au centre de cette machination, c’est surtout par inexpérience, les vrais responsables de la dizaine de morts et des milliards de francs de dégâts, ce sont les adultes sans scrupules qui l’ont manipulée. On entend dire que le président Sall a été mis devant le fait accompli. En toute rigueur, l’hypothèse n’est pas à exclure mais cela voudrait également dire que les femmes et les hommes qu’ils a placés à des postes stratégiques n’ont aucun respect pour lui et ne craignent pas d’avoir à rendre compte de leurs graves errements. Pour en revenir à Adji Sarr, les obscénités que l’on déverse sur elles via les réseaux sociaux doivent cesser. Dans le climat de relatif apaisement qui prévaut depuis quelques heures, je pense qu’il faut qu’elle revienne parmi nous. On attend de toute personne qu’elle soit vivante ou morte, on ne peut pas rester suspendu entre les deux, surtout à un si jeune âge, ce n’est bon ni pour sa santé mentale ni pour sa sécurité. J’utilise ce dernier mot à dessein, bien évidemment. »

Kirinapost: Ce n’est pas la première fois que l’on reproche au President Macky Sall l’instrumentalisation de la Justice sans qu’il y ait toutefois des manifestations. Pareil lorsque des corps de contrôle épinglent les dirigeants. Pourquoi est-ce une affaire de viol qui fait réagir l’opinion ?

Boubacar Boris Diop: « On a tout entendu ces derniers jours et il est possible que même certains partisans du régime n’aient pas voulu mêler leur voix à ce concert d’obscénités. C’était une réaction du genre ñoo ko sómbi, nañ ko naan. Et c’est peut-être aussi pourquoi le président de la République a rarement paru aussi seul, pour ne pas dire livré à lui-même. Mais il me semble également qu’au-delà de cet aspect sexuel qui a tant choqué tout le monde, quasi sans distinction de camp, Sonko a d’une certaine façon été servi par les circonstances. En effet, la tentative de lui porter le coup fatal, très grossière en elle-même, est intervenue à un moment où après l’élimination de Karim Wade puis celle Khalifa Sall, les Sénégalais en étaient venus à se dire qu’il n’était plus question de laisser le président exécuter systématiquement ses adversaires politiques, juste comme ça, sans avoir l’air d’y toucher. Ce sentiment que trop c’est trop a bénéficié à Sonko qui a cependant su forcer son destin en décidant de faire face. C’est cela qui a véritablement tout changé. Comme il l’a dit lui-même, s’il s’était laissé faire il serait à l’heure qu’il est dans un cachot de Rebeuss. Et nous ne saurions toujours pas si Macky Sall sera candidat ou non en 2024. »

Kirinapost: Que voulez-vous dire ?

Boubacar Boris Diop: « Juste que la question du troisième mandat est définitivement réglée, que même dans ses rêves les plus fous Macky Sall n’ose plus l’envisager. En plus du peuple sénégalais, ses parrains étrangers, dont l’avis est d’ailleurs beaucoup plus important pour lui, s’y opposeront fermement. En voulant empêcher Sonko d’être candidat en 2024, Macky Sall a créé les conditions pour ne pas l’être lui-même. Pour 2024, Macky s’est mis hors course tout seul, comme un grand. La vraie défaite de ceux qui, magistrats ou ministres, sont à l’origine de l’affaire du Sweet Beauté, c’est cette clarification politique majeure, qui n’était pas au programme des festivités. Je pense, soit dit au passage, qu’ils devraient être limogés, l’impunité étant la pire ennemie de l’Etat de droit. Maintenant, le fait que le président sache qu’il sera forcé de partir dans trois ans, nous fera vivre d’ici là dans un tout autre pays, même s’il va continuer à s’appeler le Sénégal. Tout sera désormais vu, dit et analysé à cette aune-là. Il ne sera plus du tout le même chef d’Etat ni même, tout simplement, le même homme. Le réveil aura été brutal. Reste à souhaiter que nos finances publiques puissent survivre aux assauts d’une clientèle politique pléthorique qui n’a plus que mille jours pour assurer ses arrières. »

Kirinapost: Ce qu’il se passe au Sénégal peut-il faire tache d’huile dans la sous-région et dans l’Afrique francophone ? Comment le romancier que vous êtes verrait le scénario de l’après…

Boubacar Boris Diop: « C’est la toute première fois que dans son fameux pré carré les intérêts de la France sont attaqués par des populations en colère. Ce message très clair a pu surprendre quelques stratèges parisiens mais on le sentait venir avec les événements du Mali, de Centrafrique, avec le rejet du franc CFA, l’ouverture des archives de l’Elysée sur le Rwanda, les déclarations et postures pour le moins maladroites de Macron, les malheurs de Sarkozy et de Bolloré, pour ne citer que ces exemples. Dans le cas particulier du Sénégal, le fait que Macky Sall ait toujours fait passer les intérêts de la France avant ceux de notre pays, a causé une grande exaspération et on en a vu le résultat. Beaucoup de Français auront certainement du mal à l’accepter mais leur pays est une puissance en déclin et a de moins en moins les moyens de sa bonne vieille politique impériale. Ce qui s’est passé à Bamako et à Bangui, les événements de Dakar et leur probable effet de contagion à Libreville, à Yaoundé ou à Abdijan, ce sont autant de signes cliniques attestant que la Françafrique est en train de mourir de sa belle mort. Je ne dis pas que nous sommes sur le point de sortir du tunnel mais au rythme où on vont les choses on peut affirmer que nous en apercevons le bout, que nous avançons, même si c’est à pas lents et incertains, vers le temps de la souveraineté reconquise. »

Kirinapost: Et le discours de Sonko ?

Boubacar Boris Diop: « Je trouve que Sonko a été à la hauteur des circonstances. Il a parlé en homme d’Etat. Cela n’aurait été, par exemple, ni responsable ni politiquement avisé de demander le départ de Macky Sall. C’était la voie royale vers une transition de toutes les incertitudes, un dangereux bordel pour tout dire. Sonko s’en est heureusement tenu à l’essentiel et ce n’est pas facile quand on a été si injustement trainé dans la boue de s’imposer un devoir d’honnêteté au point de rendre aux gendarmes de la Section de Recherches cet hommage inattendu, qui m’a personnellement beaucoup ému. Je suis bien conscient, en disant cela, de renforcer chez certains le sentiment que je suis un sympathisant de Sonko ou même, ce qui serait assez bizarre, un membre de son mouvement. Je me contenterai de dire ici qu’il n’en est rien et que le jour où j’estimerai pouvoir le critiquer en avançant des arguments raisonnables, je ne m’en priverai pas.

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