FRANCE : JACQUES CHIRAC, LA MORT D’UN CONQUERANT

26 - Septembre - 2019

L’ancien président de la République, au parcours politique hors norme, s’est éteint à l’âge de 86 ans.

C’est un géant de la vie politique qui vient de mourir à l’âge de 86 ans. Depuis de nombreuses années, l’état de santé de Jacques Chirac s’était fortement dégradé, notamment à l’été 2011. Et, depuis 2016, tous ceux qui l’avaient approché avaient été frappés par sa mobilité réduite, par ses troubles de la mémoire. Par cette tristesse qui émanait de lui. Ce boulimique d’action qu’on s’était habitué à voir marcher à grandes enjambées, à dévorer la vie, à être un meneur d’hommes, était retranché dans sa solitude et dans la maladie, comme un vieux lion blessé.

Depuis son départ de l’Élysée, le 16 mai 2007, le retraité le plus célèbre de France avait renoué avec des pics de popularité. L’ancien président de la République s’était fixé pour règle de ne plus intervenir sur la scène politique, de ne pas critiquer son successeur, Nicolas Sarkozy, et de «ne jamais gêner son action par quelque commentaire que ce soit». Publiquement, il s’y est toujours tenu, même si, en privé ou à la faveur de phrases enregistrées à la volée, il n’avait pas caché son soutien à François Hollande, élu de Corrèze comme lui, pour la présidentielle de 2012.

Jacques Chirac a tout connu de l’action publique et accumulé les records, au cours d’un parcours hors norme. Pendant quarante ans, ce lutteur au cuir tanné par les épreuves a dominé la droite française, bataillé inlassablement contre la gauche et souvent contre son propre camp. Il a conquis le pouvoir, l’a perdu, l’a retrouvé. Avec toujours la même énergie, le même appétit, la même aptitude à forcer un destin contraire.
Plus d’un millier de Conseils des ministres

Ministre sans interruption de 1967 à 1974, deux fois premier ministre, de 1974 à 1976, puis de 1986 à 1988, président de la République pendant 12 ans, un septennat et un quinquennat, il a participé à plus d’un millier de Conseils des ministres. Il a été maire de Paris pendant dix-huit ans. Il a expérimenté la cohabitation à deux reprises, vue de Matignon avec François Mitterrand, puis vue de l’Élysée avec Lionel Jospin. Et en 2002, il a été réélu président avec un score historique de 82,21 % face à Jean-Marie Le Pen avec lequel il avait refusé de débattre entre les deux tours. Plus que quiconque, Jacques Chirac fait partie du patrimoine politique français. Pourtant, cet homme qui a vécu en permanence sous les projecteurs reste un inconnu célèbre, L’Inconnu de l’Élysée , comme l’a écrit le journaliste Pierre Péan, dans un livre où il prenait le contre-pied des nombreux ouvrages à charge.
Effectivement, Chirac ne ressemble en rien à sa caricature, qu’il n’a jamais essayé de démentir. Longtemps, il a même accrédité l’idée qu’il n’aimait que les westerns, les livres policiers et la musique militaire, alors qu’en réalité, c’était un passionné, et même un expert reconnu, des cultures et civilisations asiatiques.
Au bout du compte, les douze années qu’il a passées à l’Élysée n’ont pas permis d’éclaircir le mystère Chirac. On comparait Mitterrand à un Florentin, entretenant autour de lui un halo de secrets. Chirac était sûrement au moins aussi complexe que son prédécesseur. Un homme cadenassé. Verrouillé de l’intérieur. Pudique et secret, il se protégeait, voire se dissimulait, sous le vernis de l’homme public chaleureux et convivial, attentif aux autres et généreux. Il sacrifiait avec gourmandise au rituel des bains de foule, des poignées de mains et des embrassades, mais ne se livrait jamais vraiment et gardait secrètes les blessures de la vie.
Une redoutable ténacité

Philippe Séguin disait de lui qu’il était «un don Juan de la politique, plus préoccupé par la conquête du pouvoir que par son exercice». Ses adversaires le jugeaient «versatile», «inconstant», le comparaient à «une girouette», à «un caméléon». Ses partisans, à l’inverse, faisaient valoir que «sur l’essentiel, il ne transigeait pas» et pouvait faire preuve d’«une redoutable ténacité». Avec en fil rouge, sa volonté de préserver l’unité des Français. Protéiforme, Chirac l’était incontestablement. Signataire, en 1978, du très antieuropéen «appel de Cochin», il devient un Européen raisonnable et, en 1992, dit oui à Maastricht, alors que l’écrasante majorité du RPR fait campagne pour le non. Chantre du «travaillisme à la française», au moment du discours d’Égletons en 1976, très brièvement libéral avant de dénoncer les dangers de l’ultralibéralisme, il se fait élire en 1995 en promettant de réduire «la fracture sociale». Énarque pourfendant la technostructure, bourgeois cultivant la fibre populaire et fuyant les mondanités, Corrézien de Paris, amoureux de l’Asie attaché à son terroir, bon vivant empreint de gravité, «fana-mili» tenté par le pacifisme, défenseur de l’agriculture intensive devenu militant écolo, il était souvent là où on ne l’attendait pas. Au fond, comme Mitterrand avant lui, Chirac a réussi à incarner toutes les contradictions de la société française. En pragmatique se méfiant de toutes les idéologies.
Ses racines politiques, Jacques Chirac les puise en Corrèze, dans l’héritage de son grand-père instituteur, un «hussard noir de la République», «rad soc» et franc-maçon. Dans sa jeunesse, il signe l’appel de Stockholm lancé par le Parti communiste contre l’arme atomique et vend épisodiquement L’Humanité dimanche. Ce grand gaillard au physique d’acteur américain ne résiste pas à l’appel du large. Il embarque comme «pilotin» sur un cargo à destination de l’Amérique, sillonne les États-Unis, fait la plonge dans les restaurants Howard Johnson, découvre la junk food et s’initie aux charmes de La Nouvelle-Orléans, où il publie un article à la une du Times Picayune. Mais son père, Abel-François Chirac, le fait revenir en France pour y reprendre le cours sérieux de ses études. Jacques Chirac rentre dans le rang.
Fidélité à Pompidou

À Sciences Po, il rencontre celle qui va devenir son épouse, Bernadette Chodron de Courcel, puis intègre l’ENA (promotion Vauban). Après ces années d’apprentissage, c’est dans la fidélité à Georges Pompidou, premier ministre du général de Gaulle, que ce «jeune loup» mène son premier combat législatif, en 1967. Il est élu député de la Corrèze, dans un fief de gauche. Dans la foulée de cette victoire, Chirac devient, à 34 ans, secrétaire d’État à l’Emploi. Pompidou le met en garde contre la vanité: «Ne vous prenez pas pour un ministre.» En mai 1968, le fougueux secrétaire d’État fait partie des négociateurs des accords de Grenelle, au côté du premier ministre et d’Édouard Balladur.

Il est confronté à sa première crise sociale et y puise la conviction que le tissu social de la France est fragile et qu’il ne faut pas brusquer ce «cher vieux pays». Sous l’aile protectrice de Pompidou, il enrichit son expérience ministérielle à chaque remaniement: Budget, Relations avec le Parlement, Agriculture, Intérieur. Avec toujours la même fidélité indéfectible envers le premier ministre devenu président. Pompidou disait de lui: «Si je lui demandais de construire dans la nuit un tunnel entre chez moi et l’Élysée, il le ferait.»
À la mort de son protecteur, en 1974, Jacques Chirac prend une part décisive à la victoire de Valéry Giscard d’Estaing contre le gaulliste Jacques Chaban-Delmas. Ce qui lui vaut d’être, une première fois, accusé de «trahison». Giscard le récompense en le nommant premier ministre, mais bientôt, leurs relations tournent à l’aigre. Boulimique d’action et de pouvoir, Chirac étouffe dans le rôle trop étroit où le cantonne Giscard. Le 25 août 1976, il claque la porte avec éclat.

C’est un geste fondateur, suivi, quelques mois plus tard, en décembre 1976, de la création du RPR, redoutable machine de guerre électorale au service de ses ambitions. Première victoire l’année suivante: il conquiert la mairie de Paris, au nez et à la barbe du giscardien Michel d’Ornano. Cette campagne menée tambour battant contribue à imposer son image de marque, celle d’un conquérant toujours en mouvement, osant tout avec un aplomb sans égal. Candidat à la présidentielle en 1981, il obtient 18 % au premier tour et fait savoir, qu’«à titre personnel», il votera pour Giscard. À droite, on y voit sa «deuxième trahison».
La dissolution de l’Assemblée nationale reste le point noir de son septennat

Chirac s’impose toutefois comme le leader de l’opposition et, après les législatives de 1986, il essuie, à son détriment, les plâtres de la cohabitation. Battu par Mitterrand à la présidentielle de 1988, il conduit son parti à la victoire aux législatives de 1993 et fait nommer Balladur à Matignon. Au terme d’une lutte fratricide avec son ancien «ami de trente ans», Chirac est, contre toute attente, élu président de la République en 1995. Là encore, il a prouvé sa supériorité en campagne. Mais l’abandon des promesses suscite très vite la déception. Pour tenter de sauver son premier ministre, Alain Juppé, et redonner «un nouvel élan» à son action, il fait le pari audacieux de dissoudre l’Assemblée nationale en 1997. C’est un cuisant échec personnel qui reste le point noir de son septennat, ouvrant une cohabitation de cinq ans avec la gauche plurielle de Lionel Jospin.

Plombé par les affaires liées à son passé de maire de Paris et de président du RPR, affaibli par les divisions de la droite, contesté dans son camp, Chirac parvient pourtant, une fois encore, à reprendre l’avantage. Avec l’appui constant de son épouse, Bernadette, et de sa fille, Claude. En 2002, après le tremblement de terre du 21 avril et l’élimination de Lionel Jospin dès le premier tour, Jacques Chirac est réélu face à Jean-Marie Le Pen. Mais c’est une victoire paradoxale, qui le prive d’une légitimité incontestable qui aurait donné du souffle à son quinquennat, le premier de la Ve République.
Dès sa réélection, Jacques Chirac crée l’UMP, rassemblant les frères ennemis de la droite et du centre. Avec la vocation d’en faire «un grand parti moderne et populaire, capable de débattre et de proposer, capable de soutenir un candidat à la présidentielle et, s’il est élu, de conforter son action».
Il atteint des sommets de popularité quand il s’oppose à la guerre américaine en Irak

Au cours de son second mandat, Jacques Chirac connaît des sommets de popularité lorsqu’il prend la tête des opposants à la guerre américaine en Irak, face à George W. Bush. Mais l’échec du référendum sur le projet de traité constitutionnel européen, le 29 mai 2005, ternit ce second mandat au cours duquel, en cohérence avec lui-même, il met l’accent sur les grands sujets qui lui sont chers: unité du peuple français, tolérance, laïcité, aide à l’Afrique, développement durable, dialogue des cultures. Dans cet esprit, il lance le Musée des arts premiers du quai Branly qui s’est vite imposé parmi les musées les plus visités de Paris.
«Avec un enthousiasme intact et la même passion d’agir pour vous, je continuerai à mener les combats qui sont les nôtres, les combats de toute ma vie, pour la justice, pour le progrès, pour la paix, pour la grandeur de la France.» Le 11 mars 2007, il annonce qu’il ne briguera pas un troisième mandat. Lorsqu’il quitte l’Élysée, Jacques Chirac se retire totalement de la politique active, à l’exception des séances au Conseil constitutionnel, où il siège jusqu’en mars 2011 et où il retrouve son éternel rival Valéry Giscard d’Estaing. Pour occuper sa retraite, et avec la volonté affichée de «servir autrement», il crée en 2008 la Fondation Chirac pour le dialogue des cultures et la paix, qui délivre tous les ans un prix pour la prévention des conflits. Mais la maladie - il a été victime d’un AVC en septembre 2005 - le prive de la possibilité de voyager autant qu’il l’aurait souhaité.
On a souvent dit que Jacques Chirac «ne s’aimait pas»

Autre ombre sur sa vie de retraité, la justice qui le poursuit pour des affaires si anciennes. Le 15 décembre 2011, l’ancien président de la République est reconnu coupable de détournement de fonds et d’abus de confiance par le tribunal correctionnel de Paris dans l’affaire des emplois fictifs de la Ville de Paris, à l’époque où il en était maire. Condamné à deux ans de prison avec sursis, contre l’avis du parquet, qui avait requis la relaxe, Jacques Chirac choisit de ne pas faire appel. Et de s’en remettre au jugement des Français. «Ils savent qui je suis: un homme honnête qui n’a jamais eu d’autres exigences et d’autres combats que la cohésion entre tous les Français, la grandeur de la France et l’action pour la paix.»
On a dit souvent que Jacques Chirac «ne s’aimait pas». En réalité, il avait acquis une formidable capacité d’indifférence qui lui permettait d’accepter, sans ciller, les critiques et le mépris de ses adversaires. Sans doute parce qu’au fond, il avait finalement parfaitement conscience de sa valeur. L’un des paradoxes est que Chirac a régné sur la droite, sans pour autant en épouser toujours les idées. Homme de droite mal à droite, il se revendiquait du gaullisme, revisité par Pompidou. Mais il était avant tout l’héritier des valeurs radicales-socialistes et humanistes de la Corrèze. D’ailleurs, dans son discours d’investiture, le 15 mai 2012, François Hollande a rendu hommage à Jacques Chirac pour avoir «marqué son attachement aux valeurs de la République». 

Le Figaro

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