Le transport aérien : les compagnies nationales, autrefois symboles d’une souveraineté, sont aujourd’hui dans la tourmente (Lassana KOITA, statisticien et expert en sécurité aérodrome)

01 - Juin - 2017

Les autorités sénégalaises ont relancé une nouvelle compagnie aérienne : Air Sénégal SA avec un capital initial de 40 milliards de francs CFA qui passera plus tard à 100 milliards. Cela témoigne de leur attachement à notre porte-drapeau. Comme beaucoup d’autres pays, le Sénégal continue de considérer le transport aérien comme un des axes centraux de sa souveraineté.
Outre la dimension symbolique, notons que l’industrie aéronautique est aussi un levier de développement. En effet, elle apporte une contribution essentielle à la croissance économique, à l’emploi, au tourisme et assure la connectivité entre les régions du monde. Le secteur est en constante évolution ; son trafic mondial double tous les quinze ans. Toutefois, cette tendance forte et inaltérable cache des disparités qui varient en fonction de la situation de chaque pays. D’autre part, depuis plus de 30 ans, l’activité a connu de profonds bouleversements du fait qu’elle demeure tributaire des fluctuations économiques, règlementaires et des aléas de la géopolitique mondiale. Dans un contexte de plus en plus mondialisé et libéralisé, les compagnies aériennes nationales survivent difficilement. Les multiples dépôts de bilan en sont une illustration. C’est pourquoi nous attirons l’attention des acteurs du secteur, au-delà de la volonté exprimée, à appréhender le sujet avec beaucoup de précaution.
L’article met en évidence le contexte actuel du transport aérien. Pour cela, il retrace les moments importants qui ont jalonné l’évolution du secteur : la fin des monopoles, le nouveau paysage du secteur, les profils de performance. Enfin, avant de conclure, il préconise quelques pistes de recommandation pour le développement viable du secteur dans nos pays à économie fragile.
Fin des monopoles des compagnies nationales
Etablie en 1944, la Convention de Chicago a mis en place l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI), les droits de trafic reposant sur le principe des libertés de l’air et les procédures régissant le développement du transport aérien. Elle a octroyé à chaque Etat la souveraineté complète et exclusive de son espace aérien et celle au-dessus de ses eaux territoriales, notamment dans la gestion des conditions de desserte et de survol.
A ce titre, l’activité relative aux vols domestiques se développait sous les auspices et le contrôle des autorités nationales, favorisant ainsi l’essor des monopoles des transporteurs nationaux. Pour les liaisons entre deux pays, les droits de trafic demandés par un Etat à un autre Etat étaient élaborés dans le cadre des accords bilatéraux, qui s’appuyaient à leur tour sur ceux de Bermudes. Encadrés par l’OACI, ces accords fixaient le cadre juridique de l’octroi et de l’exercice des droits. Ils portaient sur l’accès au marché, l’ouverture de routes aériennes, les fréquences des vols, les capacités des sièges, etc. Les tarifs, jadis élaborés au sein des conférences tarifaires, étaient appliqués d’un commun accord pour toutes les compagnies exploitant la même liaison.
Toutefois, ce dispositif, jugé trop rigide par les américains, est finalement remis en cause par le régime libéral de l’Administration Carter. C’est pourquoi en octobre 1978, le « Airline Deregulation Act » fut voté aux Etats-Unis ; ce qui lui a permis de libéraliser son espace aérien. Bien que frileuse au début, l’Union Européenne a fini par engager le processus de libéralisation de son espace aérien à partir de 1987. Le phénomène s’est étendu en Afrique ; ainsi, la libéralisation graduelle et progressive du secteur fut adoptée à l’occasion de la Décision de Yamoussoukro en 1999 par les Etats ayant ratifié le Traité d’Abuja ainsi que la Déclaration de Yamoussoukro.
Globalement, même si certains Etats continuent de pratiquer leur politique protectionniste, on note que le vent de la libéralisation de l’espace souffle de plus en plus. C’est une étape qui a marqué un tournant historique dans le marché du transport aérien mondial. Le défi qui reste à relever réside dans la capacité des décideurs à poursuivre le processus engagé et à harmoniser les règles du jeu afin d’éviter une compétition déloyale. Pour cela, depuis 2015, la commission européenne a pris le devant en engageant une stratégie gagnant/gagnant avec les pays tiers afin de protéger ses compagnies contre l’offensive de celles du Golfe (Emirates Airlines, Etihad Airways et Qatar Airways).
Nouveau paysage du transport aérien
Depuis sa mise en application, la déréglementation a ouvert le marché du transport aérien, permettant ainsi le passage de l’ère de la géostratégie à celle de la rentabilité économique. Ce contexte a favorisé l’émergence de nouveaux acteurs qui sont venus bousculer les monopoles ou les duopoles aux Etats-Unis, en Europe, en Afrique et le reste du monde. Elle a également démocratisé le secteur au bénéfice du consommateur. En revanche, l’ouverture du marché a, par ailleurs, eu des conséquences désastreuses sur les compagnies nationales qui se trouvent prises en tenaille entre l’agressivité des transporteurs à bas-coûts (low-cost) pour le moyen-court courrier et l’offensive des compagnies du Golfe, pour le long courrier. Depuis ce moment, les règles ont changé ; elles ont conduit ainsi à la concurrence jusque-là inconnue pour la plupart des compagnies nationales. En conséquence, la majorité a disparu. D’autres se sont lancés dans des opérations de rachat, de fusion et d’alliance pour continuer à exister.
En Afrique, la réalité est différente. Pour des raisons de prestige, nonobstant les difficultés du marché, chacun de ses micros états souhaite posséder son pavillon national. Or, la fragilité de leurs économies ne permet pas de supporter les coûts d’exploitation qui sont très élevés comparativement aux moyennes mondiales. Le carburant est 20 à 25% plus cher ; le leasing et les assurances sont plus importants du fait que les loueurs et les assureurs considèrent que le risque est plus élevé dans ce continent. Beaucoup de ces compagnies n’atteignent pas la taille critique convenable pour être rentables. Ainsi, le poids du capital investi et la faiblesse des marges bénéficiaires conduisent vraisemblablement au surendettement voire à la faillite. Ce sont donc autant de facteurs qui, associés à des modes de gestion dont les choix stratégiques sont parfois discutables, plombent la rentabilité des compagnies aériennes.
Profils de performance
A titre comparatif, l’Association International du Transport Aérien (IATA) a montré en 2016 que le profit par passager des compagnies américaines est estimé à +21.44$ contre -0.93$ pour l’Afrique et +8.80$ pour l’Europe. Même si les chiffres varient chaque année, cet indicateur met en évidence un invariant structurel qui oppose le profil des compagnies américaines à celui de leurs homologues africaines qui sont globalement déficitaires.
L’efficience des américains est imputable non seulement à la bonne santé de leur économie, mais aussi à leur politique de restructuration du secteur. Elle consiste en la concentration de leurs compagnies autour seulement de quelques acteurs majeurs dont Delta, United, American et Southwest. L’Europe, à son tour, a engagé une démarche similaire à travers International Airlines Group (IAG) ou Air France-KLM afin de consolider son niveau de compétitivité et rivaliser avec les compagnies américaines ou celles du Golfe. Quant à l’Afrique, elle accuse beaucoup de retard pour s’adapter à cette nouvelle donne. Bien que beaucoup de pays africains affichent la volonté de coopérer par alliance avec certains acteurs stratégiques, chacun préfère posséder sa propre compagnie nationale. D’une région à une autre, les profils sont contrastés. A titre d’exemple, les compagnies de l’Afrique de l’Est (Ethiopian Airlines, Kenya Airways, …), celles de l’Afrique australe (South African Airways, TAAG,…) ou du Maghreb (Egyptair, Royal Air Maroc, …) affichent les meilleures performances en termes de capacité de flotte, de destinations couvertes et de nombre de passagers transportés. A contrario, la situation est plus préoccupante pour celles de l’Afrique de l’Ouest qui peinent à lever les contraintes de compétitivité, en raison des facteurs évoqués ci-dessus.
Quelques pistes de recommandation
Il convient de noter que les stigmates de la défunte compagnie Air Afrique occupent encore les esprits, cependant la solution viable pour le transport aérien africain passe nécessairement par la mutualisation des moyens à l’échelle régionale. C’est pourquoi, l’initiative d’Asky est à saluer et à encourager. Cette compagnie dite communautaire mais purement privée, adossée sur Ethiopian Airlines, est un symbole du panafricanisme ; de même que le projet sous régional Air Sahel, lancé par le groupe G5-Sahel.
De façon générale, en matière de transport aérien, l’Afrique regorge d’énormes potentialités. En plus de l’émergence et le dynamisme de sa classe moyenne, les projections montrent que les perspectives de croissance de son trafic aérien sont optimistes : en moyenne 5.7% par an dans les 20 prochaines années. Le continent est en passe de devenir l’un des plus grands marchés du transport aérien mondial. Cependant, de nombreux obstacles devront être levés pour permettre aux compagnies africaines de profiter de ces opportunités et de survivre face aux géants étrangers qui convoitent son marché ou qui l’exploitent déjà.
A cet effet, nous préconisons la généralisation de l’application effective de la Décision de Yamoussoukro afin de multiplier les liaisons intra-africaines encore mal desservies et peu fiables. Cela permettra de promouvoir la connectivité entre les régions en vue de remédier à leur enclavement et de garantir une continuité territoriale. Nous recommandons aussi la restructuration du secteur à l’échelle régionale en favorisant la concentration des innombrables compagnies autour seulement de quelques acteurs majeurs compétitifs capables de rivaliser avec les mastodontes américains, asiatiques, européens ou du Golfe.
Un des enjeux du continent africain demeure l’enclavement de nos régions et nos terroirs. Le transport aérien devrait être une opportunité contribuant à densifier le réseau du transport afin d’éradiquer ce fléau. C’est pourquoi, au-delà de la géostratégie, les autorités africaines sont appelées à poursuivre la levée des verrous pour démocratiser le secteur et garantir la desserte des territoires intra et inter-états. La configuration actuelle du marché se caractérise par un contexte globalement paradoxal, car l’industrie du transport aérien est en pleine croissance alors que les compagnies aériennes sont en majorité dans la tourmente. En plus des contraintes réglementaires, elles sont confrontées aussi au défi de la compétitivité et de la rentabilité. Il est donc indispensable de mettre en place une stratégie appropriée pour développer une croissance rentable qui profitera à nos transporteurs. Sinon, ce seront encore les grands groupes étrangers qui s’approprieront les opportunités du marché sous le regard impuissant des africains...

Lassana KOITA,
Alliance Pour la République (APR)
Le Mouvement pour l’Emergence de nos Terroirs (Le MET)
lassana.modibo@gmail.com

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