Les limites de la méthode expérimentale en économie (Par Jonathan Marie )

07 - Novembre - 2016

La méthode expérimentale, que Pierre Cahuc et André Zylberberg portent aux nues, ne peut que contribuer à la marge à la réflexoin économique. Par Jonathan Marie, maître de Conférences en économie de l'Université Paris 13, membre du collectif d'animation des Économistes atterrés.

Loin d'être rassasiés par une campagne médiatique pourtant ahurissante, P. Cahuc et A. Zylberberg persistent dans leur campagne où l'odieux le dispute au ridicule. Alors qu'ils ont fait preuve d'une violence sans précédent, particulièrement à notre endroit en attaquant nommément le groupe des Économistes atterrés (ÉA) et même certains des membres, mais aussi en titrant leur pamphlet Le négationnisme économique et comment s'en débarrasser, les deux auteurs s'obstinent. L'indignation suscitée par leur numéro est pourtant largement répandue : tant parmi leurs collègues, outrés de voir refuser toute scientificité aux travaux qui ne s'inscrivent pas dans la méthode préconisée que par les journalistes, auxquels les deux censeurs veulent imposer la liste des personnes qu'ils auraient le droit d'inviter et celle des personnes qu'il faudrait bannir.
L'hégémonie des Économistes Atterrés ?

Le 25 octobre, dans une tribune publiée par Libération, ils dénient à nouveau la qualité d'économistes aux membres du collectif des ÉA. Puis dans un renversement hallucinant, ils affirment à nouveau que nous occuperions de manière hégémonique le devant de la scène médiatique. À tel point que cette position empêcherait le pluralisme des idées d'être mis à disposition des citoyens ! Plus jamais la parole libérale ne pourrait s'exprimer ? On croit rêver... La tribune contient une autre attaque, peut-être plus sournoise encore. Le dernier paragraphe débute en effet par la phrase « En réalité, la plupart [des chercheurs en sciences sociales] n'ont aucun engagement politique et n'émargent pour aucun lobby », sous-entendant donc que nous ne serions pas dans ce cas, que nous serions aveuglés et/ou que nous agirions pour des intérêts privés. Parmi toutes celles formulées, on ne sait plus quelle est l'insulte la plus désobligeante.
La méthode expérimentale, la panacée?

Revenons sur le livre rédigé autour d'une proposition qui se veut centrale : le recours à « la méthode expérimentale rigoureuse[1] », qui permettrait d'arbitrer les controverses de politique économique dont les effets seraient ainsi objectivés. Les auteurs incluent dans cette approche les méthodes expérimentales, telles celles mises en œuvre par Esther Duflo. Ces méthodes impliquent de procéder au test d'une mesure économique sur deux populations similaires[2], une recevant la mesure et l'autre non. Ensuite, on compare l'évolution de ces populations. Les auteurs proposent de mettre en place ces expérimentations au niveau macroéconomique. Par exemple, pour savoir si une hausse de la dépense publique entraîne des effets positifs, il faudrait tester cette mesure. Un surcroît de dépense publique serait appliqué uniquement sur certains des 2 054 cantons français, choisis aléatoirement[3].

Cette proposition saugrenue omet que tous ces départements ne sont pas similaires et surtout, balaie les principes macroéconomiques les plus basiques qui soulignent l'interdépendance économique de ces cantons, empêchant de tirer la moindre conclusion comparée. Qu'à cela ne tienne, ils écrivent, sans rire, que ces expérimentations ne peuvent pas être réalisées, uniquement parce qu'elles sont politiquement impraticables. Face à cette situation les économistes devraient chercher des cas similaires qui apporteraient le résultat recherché scientifiquement. Au passage, notons qu'ils oublient que la macroéconomie empirique existe depuis 80 ans et que la crise de 2008 est une expérience naturelle qui a rappelé de manière éclatante qu'une chute de la demande provoque celle de la production et que les politiques d'austérité renforcent cette chute via l'effet multiplicateur.
L'évaluation hasardeuse de l'effet des "cars Macron"

Certainement déjà convaincu par cette approche « scientifique » qu'il juge infaillible, évidemment détaché de toute préconception idéologique, P. Cahuc a accepté début 2015 de prendre place au sein d'une commission chargée d'évaluer les principales mesures proposées dans le cadre du projet de loi dit « pour la croissance et l'activité » porté par E. Macron (lien). Cette commission mise en place sous l'égide de France Stratégie avait vu sa feuille de route définie par le Ministre lui-même. Parmi les thèmes sur lesquels la commission a travaillé, on trouve la mesure emblématique qui visait à réaliser l'ouverture du marché de l'offre de transport par autocar sur le territoire. La principale question était de chiffrer le nombre d'emplois qu'elle créerait. On peut évidemment suggérer que plus ce nombre serait élevé, plus ce serait facile d'étouffer les voix, comme celle des ÉA, qui soulignent que des investissements dans le ferroviaire, dans un contexte de crise écologique et économique, seraient plus judicieux que de multiplier les bus circulant sur nos routes...

Le rapport évalue les créations d'emplois attendus : 22 000[4] ! Ce n'est pas rien. Comment ce chiffre est-il obtenu ? Rappelons que P. Cahuc siégeant dans la commission, l'évaluation a dû être des plus rigoureuses. Il est pourtant simplement obtenu par extrapolation d'une expérience jugée comparable, à savoir la libéralisation du transport par autocar observée en Grande-Bretagne au début des années 1980. Méthode scientifique infaillible on vous dit ! Le résultat est tellement convaincant qu'Emmanuel Macron l'utilise dans un débat au Sénat le 30 juin 2015, comme le rappelait l'Oeil du 20h du journal de France 2 le 5 octobre dernier (lien).
Aujourd'hui, la mesure a été adoptée et ses effets commencent à pouvoir être évalués. E. Macron affirme qu'il n'aurait jamais utilisé l'estimation d'une création de 22 000 emplois par cette mesure tellement le chiffre se révèle aujourd'hui extravagant. Le rapport de l'autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (ici) confirme : 1 350 emplois en équivalent temps plein auraient été créés (16 fois moins que promis).

Quelle défaillance[5] ! Les ÉA sont prêts à laisser un peu de leur espace médiatique à P. Cahuc pour qu'il explique cette erreur de calcul, ou plus précisément, de méthode.

[1] D'ailleurs, elle n'est jamais rigoureusement définie dans le livre. Voir par exemple A. Orléan, le 12 septembre dernier, ici.

[2] Notre propos ici n'est pas de discuter cette approche.

[3] Cahuc et Zylberberg, (2016), pp. 58-9.

[4] Voir p.4 du rapport disponible en ligne ici. On y lit, comme seule justification de ce chiffre : « Une hausse de l'offre de 50 % (comme cela a été observé au Royaume-Uni après l'ouverture), accompagnée de gains de productivité de l'ordre de 10 % (chiffre arbitraire) aboutirait à la création nette de 22 000 emplois. »

[5] Ce n'est malheureusement pas la seule ni la première erreur grossière commise. P. Cahuc ne cesse par exemple de clamer que les 35 heures ont détruit des emplois alors que toutes les évaluations montrent qu'elles en ont créé (sauf une pseudo-expérimentation n'apportant aucun élément de conclusion). Voir à ce sujet la note d'A. Eydoux ici.

La tribune

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