« Macky Sall peut-il incarner le renouveau africain et la rupture historique ? » Par Abdou Latif Coulibaly

30 - Avril - 2020

« Macky Sall peut-il incarner le renouveau africain et la rupture historique ? »

La réponse à cette interrogation que vous posez d’emblée coule de source : la vocation première de la fonction de Macky Sall n’est pas de porter le renouveau de l’Afrique. Il n’a pas non plus à porter la rupture historique pour tout un continent. L’intéressé ne revendique pas, non plus, une telle mission. Il reste convaincu que les Sénégalais l’ont d’abord élu pour assurer un leadership politique marquant, lui permettant de prendre en charge les exigences de son peuple. Il est tout aussi conscient qu’il doit, dans cet esprit, continuer de marquer d’une empreinte positive et remarquable, comme cela a été le cas depuis notre indépendance, toutes les dynamiques économiques, diplomatiques et autres qui feront que l’Afrique sera toujours bien et positivement présente dans le concert des nations du monde.

Le renouveau global de ce contient sera la synergie de tous les renouveaux émanant des différentes nations et des convergences majeures réussies dans le cadre de l’Union Africaine (UA). A défaut, ce renouveau et la rupture historique tant souhaités ne seront jamais. L’Afrique est diverse et multiple. Il n’y a pas qu’une seule Afrique ! Autre précision nécessaire, vous dites : « Chaque pays possède son mythe fondateur. En France, c’est son nouvel ordre politique issu de la révolution française. Aux États-Unis d’Amérique, c’est l’esprit pionnier avec la conquête de l’ouest. Et au Sénégal ? C’est d’après moi, la Renaissance africaine consacrant le {paradigme sacré de l’égale dignité de tous les peuples et de toutes les cultures} ». C’est votre liberté de porter votre choix sur la Renaissance Africaine - même si elle reste encore une aspiration légitime parlant à peu de Sénégalais -, pour nous laisser croire qu’elle devrait constituer notre mythe fondateur. Vous n’y avez pas échappé, cette prétention dont certains ont souvent fait montre, aujourd’hui comme hier, pour faire des choix à notre place. C’est pour cela, pour ma part, que je ne vois pas autre mythe fondateur pour le Sénégal que son indépendance, marquée par cette date symbole du 4 avril, consacrant notre accession à la souveraineté nationale et à la liberté à laquelle tout peuple devrait prétendre.

Ces deux précisions faites, je souhaiterais dire à l’endroit d’Emmanuel Desfourneaux qui a publié un article intéressant sur le Sénégal et son président dans le site SenePlus (27/04/2020), qu’expliquer une situation n’est pas nécessairement la dénoncer. Je n’ai pas dénoncé le libéralisme, j’ai plutôt relevé, pour m’en désoler, le caractère outrancier du néolibéralisme, son caractère sauvage, diront d’autres. Je l’ai fait pour expliquer ses effets pervers sur la situation sanitaire de l’ensemble des pays luttant contre cette pandémie du Covid-19. Un des chantres les plus marquants du néolibéralisme dans le monde actuel, en l’occurrence, le président Emmanuel Macron, mettait en lumière dans une des nombreuses adresses qu’il a faites à son peuple, depuis l’avènement de la pandémie du Covid-19 chez lui, en déclarant : « Ce que révèle cette pandémie, c'est qu'il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché ", ajoutant que "Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie, au fond à d'autres, est une folie." C’est dans ces mots du chef de l’Etat français que se trouvent les tares du libéralisme forcené dont j’ai parlé. Ces tares ne sont pas la substance, ni l’essentiel même du libéralisme économique. Ç’en est qu’une vile et dangereuse perversion. Le président Macky Sall, dans son mémorable adresse à la Nation, le 03 avril 2020, à la veille de la célébration du 60ème anniversaire de l’accession du Sénégal à la souveraineté internationale, soulignait avec force la nécessité, désormais, de promouvoir un développement à visage humain et à redéfinir les priorités « (…) La tourmente qui secoue le monde a fini de révéler au grand jour la fragilité de tous les pays et leurs vulnérabilités communes. Alors, il est temps de repenser l’ordre des priorités. (…) . Il est temps de travailler ensemble à l’avènement d’un nouvel ordre mondial qui met l’humain et l’humanité au cœur des relations internationales », dit-il, sachant que ces relations internationales sont placées sous le signe du capitalisme libéral outrancier. Dans un tweet du 03 avril 2020, il disait ceci : « Au demeurant, cette crise doit aussi nous faire réfléchir sur nos limité et vulnérabilité ». Le 22 du même mois, il soutenait par le même canal que : « La crise mondiale que nous traversons doit nous permettre de faire émerger de nouveaux systèmes de production et de consommation plus respectueux de notre environnement. Préservons notre planète pour les générations futures ». L’amalgame sciemment entretenu est frappant quand vous écrivez : « Même si le Covid-19 revêt un caractère de force majeure selon Abdou Latif Coulibaly, il n’en demeure pas moins vrai que la part de responsabilité des politiques est indiscutable. Ils ont largement profité du système qu’ils ont beau jeu de dénoncer aujourd’hui ! Tous les investissements de la phase 1 et 2 du PSE ont été rendus possibles par « l’idéologie libérale forcenée » (Latif Coulibaly) à laquelle de surcroît l’APR appartient ! ». Je suis loin d’être la seule personne au monde à dire que le Covid-19 et la pandémie qu’il a provoquée constituent des cas de force majeure. La diffusion et la propagation vertigineuse de la maladie qui a attaqué et fait plier les systèmes de santé les plus vigoureux du monde, ont été aggravées par la structuration de la mondialisation et l’organisation des marchés qui en découlent. Dire cela n’est pas dénoncer le libéralisme. Il s’agit là de constater simplement les effets pervers d’un néolibéralisme triomphant et ravageur.

Devons-nous encore demander la permission pour débattre de la problématique de la dette publique de l’Afrique, selon notre point de vue ? J’en ai parfois le sentiment, surtout quand je lis sous votre plume ce qui suit : « pourquoi toujours attendre une crise pour refonder les priorités des priorités, en particulier en faveur de l’économie de vie dédiée au bien-être humain (J. Attali), concept semblable à celui de l’économie réelle de Macky Sall ? » Je comprends bien ce que Jacques Attali dit et votre référence qui est en fait, traduisant la marque d’une paresse intellectuelle, car elle ne démontre nullement la pertinence de votre propos. Celle-ci met au contraire en évidence la faiblesse du raisonnement par le raccourci schématique sous l’aspect duquel il se présente. Vous savez comme moi, que toute crise dans la quasi-totalité des circonstances où elle survient, est souvent un révélateur marquant d’une défaillance ou d’un manquement. Manquements et défaillances qui ne sont, hélas, observables et palpables qu’après sa survenance. Sans l’apparition de la crise, on n’aurait certainement pas pu en prendre connaissance ou conscience. Il ne s’agit en rien d’attendre une crise pour opérer des changements. Le cas échéant, il s’agirait plutôt d’une attitude de sagesse relevant d’un simple bon sens. Le drame, ce n’est pas de vivre une crise qui, de surcroît, relève d’un cas de force majeure. Le drame serait d’opposer à la crise, de l‘irresponsabilité, en se montrant incapables de comprendre les leçons qu’elle enseigne, afin d’en tirer toutes les conséquences. Contrairement à ce que vous semblez dire, constater un cas de force majeure qui est hors du contrôle des humains n’est pas ignorer et encore moins absoudre des responsabilités en cause dans la gestion de cette crise ou dans l’organisation des services et secteurs de l’Etat qui devraient aider à la résoudre. Aussi, comme toujours, devons-nous en Afrique recevoir à la moindre occasion des leçons de tout le monde. Et celles venant en particulier de personnes parées de bonnes intentions, entre autres, activistes, africanistes « généreux », que sais-je encore, tous trop confortablement engoncés dans des certitudes totalement détachées des réalités que nous vivons sur ce continent. Non évidemment !

En lisant votre texte, j’ai noté cette interrogation : « comment en quelques jours Macky Sall est-il passé de l’allégorie de la main tendue à l’Occident au titre de l’annulation de la dette à celle du demi-dieu panafricain avec le Covid-organics ? La première réponse qui me vient à l’esprit, est d’ordre ontologique de l’être complexe du politique sénégalais : tourmenté existentiellement entre l’infiniment français et l’infiniment africain. Cette explication d’inspiration pascalienne du déséquilibre politique, trait caractéristique de la vie politique sénégalaise depuis 60 ans, est une réalité constante de la présidence salliste. Rappelez-vous la controverse sur les desserts des tirailleurs ! ».

Soyons plus justes dans la critique, si nous la voulons constructive. S’endetter, pour venir ensuite, en tenant compte de circonstances particulières et exceptionnelles, demander que le remboursement de cette dette soit reconsidéré, voire effacer n’est en aucune manière assimilable à l’allégorie à laquelle vous faites allusion. Sous ce rapport, je m’interroge pour savoir quel rapport cohérent faut-il établir entre la demande d’effacement de la dette publique africaine et l’entretien que le président Macky Sall a eu avec son homologue malgache, au sujet du traitement appelé Covid-organics qui est trouvé par les chercheurs de Madagascar ? Aucun rapport à notre avis. Le sophisme de la réponse trahit quelque part une totale vacuité du raisonnement. Ç’en est ainsi quand l’auteur s’interroge : « comment en quelques jours Macky Sall est-il passé de l’allégorie de la main tendue à l’Occident au titre de l’annulation de la dette à celle du demi-dieu panafricain avec le Covid-organics ? » Pour étayer une envie folle de dénier à Macky Sall tout droit de réclamer un effacement de dette, vous lui opposez ceci : « Sans doute Macky Sall manœuvre-t-il autant en faveur de l’annulation du service de la dette publique pour la faire supprimer à moindre coût ; elle a doublé au Sénégal depuis 2013 et son niveau élevé a poussé le FMI fin 2019 à obtenir l’augmentation de l’électricité (…). ». Votre raccourci est trop simpliste. Voilà ce qui me paraît plus juste d’écrire : En septembre 2015, le Comité national de la dette mentionnait que l’encours de la dette publique du Sénégal était à 3.076,2 milliards de francs à la fin de 2012. Cette dette est passée à 3.341,7 milliards en 2013 et à 4.112,9 en 2014. Cette tendance haussière s’est poursuivie en 2015 avec 4.597,6 milliards de francs et au premier trimestre 2016 avec un encours qui se situe à 4.745,3 milliards de francs, explique la Direction de la dette publique.

En effet, de 7.505,1 en 2019, l'encours de la dette est projeté à 8.076,6 en 2020. De même, la charge financière de la dette établie à 364,80 milliards FCFA contre 273,19 en 2019, est en hausse de 91,61 milliards FCFA. Il faut toutefois ajouter à ces remarques d’autres données qui éclairent davantage. En 2013, année de référence de votre texte, la valeur du produit intérieur brut courant était évaluée à 16,05 milliards de dollars américains, avec une croissance de l’économie atteignant à peine 3%. Quand cette dette a été doublée, ce même produit intérieur courant a atteint 24,12 milliards de dollars américains. Avec en prime un taux de croissance de l’économie oscillant (2015-2019) entre 6 et 7,6%. Les efforts réalisés dans le cadre de la gestion budgétaire, mais surtout les investissements faits grâce au produit de la dette, ont permis au cours de cette période de sortir le Sénégal du lot des vingt cinq économies les moins avancées au monde. Pourquoi omettre de souligner que l’augmentation ou plutôt le doublement de la dette du pays a servi et bien servi les intérêts économiques du de la nation ? Comme nous le constatons ensemble, les réalités économiques sont plus complexes que ne laissent apparaître la formule lapidaire et le raccourci avec lesquels vous avez abordé la question de la dette, pour tenter de disqualifier la demande du Sénégal. Dès lors, pourquoi le Sénégal serait-il moins digne et moins respectable que l’Allemagne, quand ce pays après avoir plongé le monde dans la plus grande catastrophe mondiale, la seconde guerre mondiale, a demandé et obtenu l’effacement de sa dette constituée après la défaite de 1945. Après avoir causé les pires crimes à l’humanité, ce pays a obtenu l’effacement de sa dette ? Il en était ainsi parce que, selon le professeur Éric Toussaint : « les puissances occidentales ont voulu après la seconde guerre mondiale éviter de faire peser sur l’Allemagne le poids de remboursements insoutenables car elles ont considéré qu’ils avaient favorisé l’accession du régime nazi au pouvoir ». Selon le même auteur, Éric Toussaint : « Après la seconde guerre mondiale, de multiples conditions ont été réunies pour permettre à l’Allemagne de l’Ouest de se développer rapidement en permettant la reconstruction de son appareil industriel ».

Pour en revenir aux méfaits du néolibéralisme outrancier et déshumanisant, je voudrais souligner avec l’auteur sud-coréen Chang qui, dans son ouvrage intitulé (Kicking Away the Ladder), explique que : « les politiques néolibérales, connues sous le vocable de (consensus de Washington), outre de les empêcher de se développer, comportent des périls multiformes. Elles sont en effet source d’insécurité et d’incertitudes car dans une situation de pénurie (…) ». Comment ne pas admettre que cette crainte prophétique suggérée par le livre de Chang, s’est aujourd’hui matérialisée avec les décisions unilatérales de restriction d’exportation de pays du Nord, dont dépend une partie de l’humanité pour disposer de nourriture et de médicaments. Chang indique que les pays riches sont montés sur le sommet du monde, en appliquant des politiques volontaristes interventionnistes et protectionnistes faites d’Etat acteur qui impulse aussi bien l’offre que la demande. Ainsi, les pays riches n’ont pas utilisé les préceptes libéraux au moment où ils étaient dans les stades de sous-développement. Les pauvres eux n’ont, depuis le début des années 80, eu de cesse d’ouvrir leurs marchés, de privatiser leurs économies, de promouvoir la concurrence et surtout de réduire l’instrument budgétaire. Ils sont soumis à l’application du dogme washingtonien qui les oblige à adopter les politiques de concurrence et de libéralisation faute de quoi, ils s’exposent à la sanction des guichets du FMI et de la Banque Mondiale. Cette anomalie qui structure les relations économiques internationales justifie et donne une totale légitimité à la demande d’effacement de la dette publique de l’Afrique et une réduction de sa dette commerciale. Il n’échappe à personne que le fardeau de la dette constitue une menace pour la stabilité de l’Afrique et présente de graves implications pour la paix et la sécurité dans le monde. C’est cela qu’il faut impérativement repensé. Le Prix Nobel nigérian, Wole Soyinka a raison quand il dit dans une interview accordée à RFI (mercredi 29 avril 2020 :« On ne comprendrait pas si l’Afrique n’apprend rien et ne fait rien à la suite de ce désordre universel ».

Abdou Latif Coulibaly est ministre, porte-parole de la présidence de la République du Sénégal

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