PARRAINAGE AU SENEGAL: FAUT-IL REJOUER LA CARTE PRESIDENTIELLE

10 - Mai - 2021

Spécialiste des droits de l'homme, de la justice internationale, du maintien de la paix et de la sécurité internationale, qu'il enseigne à l'Institut des droits de l’homme et de la paix, à l'Université Cheikh Anta Diop (Dakar), l'avocat sénégalais Abdoulaye Tine, 45 ans, inscrit au barreau de Paris, a aussi un pied en politique. À la fin de 2018, au nom de l'Union sociale libérale (USL), un parti sénégalais dont il est le président, il présentait sa candidature à l'élection présidentielle prévue en février 2019.

Comme 26 autres impétrants, il sera recalé de la compétition en raison d'une loi sur les parrainages adoptée quelques mois plus tôt. Largement critiquée, celle-ci conduit alors à un écrémage des candidatures qui aboutira à un match à cinq, dont Macky Sall sortira vainqueur dès le premier tour.

Sa victoire, Me Abdoulaye Tine l'obtiendra le 28 avril 2021, devant la Cour de justice de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cédéao). Dans une décision embarrassante pour les autorités sénégalaises, l'instance judiciaire communautaire a en effet formulé un clair désaveu de la loi sénégalaise sur les parrainages.

Dans leur arrêt, les magistrats d'Abuja ordonnent notamment à l'État du Sénégal, dans un délai de six mois, "de lever tous les obstacles à une libre participation aux élections [...] par la suppression du système du parrainage électoral".

Me Abdoulaye Tine revient pour Jeune Afrique sur cette décision emblématique.

Pourquoi avoir saisi la Cour de justice de la Cédéao au sujet de la loi sénégalaise instituant un système de parrainages à la présidentielle?

Me Abdoulaye Tine : La loi du 19 avril 2018 pose des entraves à la participation des partis politiques aux élections. En ce sens, elle viole le principe de la libre participation, qui est un droit garanti et proclamé par l’article 1er du protocole de la Cédéao sur la bonne gouvernance et les élections.

D'abord, parce que le fichier électoral est mouvant et que les potentiels parrains n’avaient pas de certitude sur la validité de leur inscription sur la liste électorale. Deuxième entrave : l'impossibilité pour un électeur de parrainer plus d’une seule candidature. Par ailleurs, le plafond des parrains ne pouvait dépasser 1 % des signatures requises, sous peine de voir sa candidature jugée irrecevable.

Dans ces conditions, ni les parrains ni les partis politiques n’avaient le moindre contrôle sur la validité des signatures et sur leur contrôle a posteriori par le Conseil constitutionnel. En conséquence, de pareils instrument étaient assimilables à une restriction à caractère vague et expéditif violant le protocole de la Cédéao ainsi que la Déclaration universelle des droits de l’homme ou encore le Pacte sur les droits civils et politiques - des instruments qui établissent le principe de libre participation aux élections et garantissent que ces dernières doivent être sincères, transparentes et loyales.

En quoi un système de parrainage électoral, adopté par divers pays à travers le monde, poserait-il problème au Sénégal ?

La loi de 2018 porte atteinte au principe du pluralisme politique, lui aussi garanti par le protocole de la Cédéao, selon lequel les partis politiques doivent pouvoir participer aux élections sans entrave ni discrimination, tout en garantissant la liberté d’opposition. Or à la date de la dernière présidentielle, en février 2019, plus de 300 partis étaient officiellement reconnus au Sénégal. Et le nombre d'électeurs inscrits sur le fichier électoral à l’époque était de 6,5 millions d’électeurs, tandis que le minimum de parrains requis pour chaque candidature était de 53.487.

Ce qui signifie que ce système excluait de facto près des deux tiers des partis légalement constitués, puisqu'il aurait fallu plus de 16 millions d’électeurs pour remplir les conditions fixées par cette loi. Il s’agit donc d'une atteinte au principe du pluralisme démocratique.

Sur quoi la Cour a-t-elle fondé sa décision ?

Elle a jugé dangereux le système de parrainages institué par le Sénégal. D'abord, en ce qu'il viole le secret du vote dans la mesure où un électeur ne peut parrainer qu’un seul candidat tout en devant déclarer ce parrainage - ce qui laisse clairement présager de son vote. Le danger réside dans le fait que cela pourrait exposer à des représailles ces électeurs dont on peut déduire leur appartenance politique.

Cette décision signifie-t-elle que l’élection devrait être rejouée, deux ans plus tard ?

L’arrêt remet en cause les résultats de la dernière présidentielle puisque la Cour estime que la législation de l’époque n'était pas conforme aux principes démocratiques et aux règles garantis par les instruments internationaux sur les droits de l’homme. On peut en tirer plusieurs conséquences juridiques : 1) l’élection de Macky Sall n'a été ni ouverte, ni pluraliste, ni transparente, ni sincère, ni loyale ; 2) Les candidats écartés à l'époque doivent être rétablis dans leurs droits.

Or la seule manière de respecter cette seconde mesure serait d'organiser une élection présidentielle anticipée, conforme à cette décision. Nous ne sommes pas ici en matière législative : il ne s’agit pas d’appliquer une nouvelle loi de manière rétroactive. Nous sommes dans le cadre d’un contentieux judiciaire où les faits examinés sont postérieurs à l'entrée en vigueur de la loi électorale. Les décisions de la Cour revêtent donc l'autorité de la chose jugée et ne sont pas susceptibles de recours en appel. Il n'est pas question de rétroactivité dans cette affaire.

Ce scénario semble néanmoins peu vraisemblable, deux ans après la réélection de Macky Sall…

Si le président Macky Sall persiste dans sa posture, nous n’aurons d'autre possibilité que de mettre en œuvre certains mécanismes en droit interne afin d'entreprendre une procédure de révision au vu de cet arrêt. Les autres candidats malheureux à l'élection pourraient également intenter un recours en manquement devant la Cour de justice de la Cédéao. Cela engagerait la responsabilité internationale du Sénégal pour fait illicite et ouvrirait la voie à une réparation indemnitaire, l'État ayant causé des torts par sa législation injuste mais aussi par sa résistance abusive à une décision de la justice communautaire.

Les décisions de la Cour ont-elles force exécutoire ?

Oui : elles sont contraignantes et s'imposent aux États membres, qui doivent les appliquer. La primauté du droit communautaire, combiné à l'autorité de la chose jugée des décisions de la Cour, renforce le caractère exécutoire de l'arrêt qui vient d’être rendu. Aucun subterfuge juridique, au plan national, ne saurait contredire ce principe. Il existe en effet un ordre juridique hiérarchique - intégré et harmonisé - entre la Communauté et les États membres, un peu comme si nous étions dans un même "super-État". Le Sénégal est donc tenu, dans le cas d'espèce, d'appliquer cette décision.

Le droit communautaire primerait donc sur celui des États, y compris en matière électorale ?

Oui, les États sont dans l'obligation de se conformer à ses décisions. Et ils se doivent d'adopter une législation compatible avec l’ordre juridique communautaire. Cela a été rappelé par la Cour à plusieurs reprises, notamment dans l’affaire opposant à l'État du Niger l'ancien président Mamadou Tandja - dont l'arrestation et la détention avaient été jugées arbitraires. Dans ce dossier, les magistrats ont rappelé que les États membres ont l’obligation d'exécuter ses décisions sans qu’il soit besoin d'ordonner une exécution immédiate.

Cela a été confirmé dans l'affaire Chief Ebrima Manneh - un journaliste - contre la République de Gambie. Les juges d'Abuja ont ordonné aux autorités gambiennes de libérer le prévenu dès réception de la décision. La Cour a également désavoué les autorités gambiennes de l'époque dans l'affaire concernant le journaliste Musa Saidykhan, considérant que son placement en détention était illégal.

Avec mon confrère Assane Dioma Ndiaye, nous avions par ailleurs obtenu la condamnation de la Guinée-Bissau concernant l’assassinat de l'ex-président Nino Vieira, en 2009. La Cour a estimé qu’en ne le protégeant pas, l'État bissau-guinéen avait porté atteinte au droit à la vie. L’assassinat d'un chef d'État est certes un crime politique, mais c'est aussi une infraction de droit commun.

Dans la décision qui nous intéresse, on ne parle ni de crimes ni de droits de l’homme mais d’une loi électorales sur les parrainages. Que dit la Cour ?

Elle affirme qu’on n'a nul besoin de réformer les textes, contrairement à ce que prétendait récemment dans la presse Ismaïla Madior Fall, juriste et conseiller à la présidence. Les dispositions de la Cour sont très claires : les États y adhèrent volontairement, sans contrainte. La question, aujourd'hui, n’est pas juridique : c’est une question politique, portant sur l'application des décisions de la Cour.

Cela traduit, d’une manière que je trouve regrettable, le rapport que nos dirigeants africains entretiennent avec la légalité.Pourquoi attendre qu'un gendarme vienne vous contraindre à exécuter une décision ?

Ismaïla Madior Fall, ancien ministre sénégalais de la Justice, appelle justement à une réforme de la justice communautaire ouest-africaine…

Nous n'avons pas besoin d’une quelconque réforme ! Les textes de l’organisation sont très clairs, et d’ailleurs assez semblables à ce qui existe au sein de l'Union européenne. Il serait inconcevable que cette dernière condamne un État sans que celui-ci exécute les modalités de l'arrêt qui le condamne.

Au Sénégal, l'agent judiciaire de l'État est chargé de suivre l’exécution de ces décisions, en liaison avec le ministre de la Justice. Le processus est limpide. C'est désormais au gouvernement d'avoir la volonté politique et l'intégrité morale de tirer les conséquences de cette décision judiciaire et de respecter le droit.

Quels scénarios possibles si l'État du Sénégal ne s’exécute pas dans les délais ?

Le scénario souhaitable, c'est que le Sénégal se conforme à la décision et modifie sa législation interne au plus tard dans 6 mois, en abrogeant cette loi sur les parrainages dont la Cour a jugé qu’il constituait une entrave à la libre participation à l'élection présidentielle.

Mais si, à l'expiration de ce délai, le Sénégal décide de faire preuve de résistance abusive, il s'expose à des sanctions à la fois judiciaires et politiques. L'Union sociale libérale (USL) pourrait donc, passé ce délai, saisir la cour d'Abuja d'un recours en manquement susceptible de donner lieu à des condamnations pécuniaires, voire plus robustes.

Notre parti pourrait, parallèlement, dénoncer par le biais d’une plainte le non-respect de cette décision auprès du président de la Commission de la Cédéao. Auquel cas l'État sénégalais recevrait une mise en demeure afin de s'exécuter dans un délai de 30 jours. Si aucune diligence n'a été accomplie dans ce délai, l'Acte additionnel dit que le président de la Commission de la Cédéao devrait constater la carence du Sénégal à travers un rapport qu'il transmettrait au Conseil des ministres et au conseil des chefs d'État, eux-mêmes susceptibles d’adopter des sanctions.

Quel type de sanctions ?

Il peut s'agir de la fermeture des frontières terrestres, de la suspension des flux économiques ou financiers, voire de l'exclusion de l'État défaillant. Sans parler des sanctions ciblées où les tenants du pouvoir - et même leur famille ou leurs partisans - peuvent se voir imposer des sanctions personnelles, comme le gel de leurs avoirs.

Si la carence de l'État du Sénégal était constatée au-delà de ce délai de six mois, le président de la Cour de justice adresserait un rapport à celui de la Commission de la Cédéao. Celui-ci pourrait alors mettre en demeure l'État concerné. Et si ce dernier ne s’exécute pas dans un délai de 30 jours, il existe une possibilité de voir la conférence des chefs d’Etat avoir recours à la panoplie de sanctions dont je parlais plus haut.

De telles sanctions ont-elle déjà été appliquées ?

Le dernier bras de fer en date concerne le coup d'État au Mali contre Ibrahim Boubacar Keïta (IBK). La junte militaire a fini par se plier aux conditions fixées par la Cédéao.

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