Quand la philosophie antique aide à décrypter nos façons de consommer (Par Benoit Heilbrunn)

09 - Février - 2017

Comment la théorie du désir et des plaisirs chez le penseur grec Épicure peut nous aider à identifier les différentes stratégies consommatoires et leurs enjeux contemporains. Par Benoit Heilbrunn, ESCP Europe

C'est peu de dire que les philosophes ne se sont jamais vraiment intéressés à la consommation. Inversement, il est (malheureusement) bien rare qu'un responsable de marque vous parle d'Aristote ou de Spinoza.

Et pourtant, comment pourrait-on décemment penser la consommation sans un arrière fond philosophique ? Car les biens que nous consommons posent des questions de nature philosophique : quel sens ont-ils dans notre existence ? Quelle valeur peut-on leur attribuer ? Que nous disent-ils des rapports entre les personnes ?
Au-delà de l'usage

La consommation a longtemps été analysée sous le double point de vue de l'utilité et de la morale. Or notre rapport avec les biens n'est pas qu'instrumental. Même s'il semble difficile d'éradiquer totalement la valeur d'usage des biens marchands (comme l'a notamment proposé Jean Baudrillard), les biens ne se réduisent pas à une fonction pratique.

La signification d'un bien peut être personnelle, familiale, sociale, culturelle, etc. Au-delà de l'usage, c'est donc la signification des biens qui est en jeu. Certes, tout bien possède des caractéristiques tangibles (des formes, des couleurs, des matières), mais sa signification ne se limite pas à cette dimension substantielle. Les biens n'ont de valeur qu'en vertu du sens que l'on projette sur eux. C'est ce qui leur permet d'être des médiations (à la fois physiques et symboliques) essentielles dans les relations que nous entretenons avec les autres et avec nous-mêmes.
La dimension éthique

Nonobstant le fait de savoir si le marché est amoral ou pas, nous allons laisser de côté la question de la morale qui oblitère la dimension éthique de la consommation. Considérons, à la suite du philosophe Paul Ricoeur, que l'éthique renvoie à ce qui estimé bon par un individu, alors que la morale s'enracine dans ce qui s'impose comme obligatoire par le fait que nous vivons dans des organisations régies par des règles et des lois qui imposent des contraintes.

Considérer ainsi l'éthique, c'est postuler que les marques à qui s'adressent ces individus revendiquent des principes (et des convictions) qui articulent des prises de position et des actes quant aux produits proposés, aux processus de production, aux conditions de travail, aux discours publicitaires, etc.

Parler d'éthique, c'est également partir du principe que les individus qui achètent des biens ne recherchent pas qu'une valeur d'utilité ; ils choisissent et décident en fonction de ce qu'ils estiment bon.
Le bonheur comme horizon

Il est donc possible d'identifier des stratégies consommatoires, auxquelles les individus peuvent avoir recours. Pour ce faire, il faut d'abord partir de ce premier moteur qu'est le bonheur. En essayant de lier des valeurs instrumentales (la facilité d'usage, la rapidité, le prix bas) à des valeurs terminales (l'amour, l'être ensemble, le bonheur), le marketing a crée une sorte d'échelle des êtres qui est orientée vers une quête de la félicité.

De fait, les biens marchands montrent ou cachent toujours plus ou moins un désir de bonheur. Telle est l'une des fictions fondatrices de la société d'hyperconsommation. Mais comment atteindre le bonheur par la consommation ? Tel est bien ce dont ne cessent de nous parler les marques, ces émettrices de vérité.

Partons, par exemple, d'une campagne de publicité pour une marque de yaourts ; celle-ci nous annonce sans ambages : « C'est bon de se faire plaisir ! ». Quelle est la portée philosophique d'une telle assertion et que nous dit-elle du désir consommatoire ?
Décryptage épicurien

Revenons à ce que nous dit le philosophe antique Épicure du désir, à savoir qu'il importe de prendre en compte deux caractéristiques : est-il naturel ? Est-il nécessaire ?

Partant de cette double clé de lecture, il est possible de mettre en évidence quatre stratégies consommatoires possibles.

Préserver la sobriété

La première consiste à favoriser des désirs qui sont à la fois naturels et nécessaires. Il s'agit tout bonnement d'une stratégie consommatoire qui peut s'apparenter à une éthique de la sobriété.

Cette logique critique des plaisirs correspond à l'idée épicurienne selon laquelle il convient de s'écarter des biens qui pourraient tôt ou tard susciter de la douleur ou de la servitude. Cette représentation de la consommation prône l'absence de fioritures et de futilités. On valorise le bien dans sa dimension fonctionnelle, en le réduisant souvent à sa valeur d'usage. La consommation est une affaire d'essentialité. Le soubassement idéologique est que l'on peut toujours faire plus avec moins. Que nous sommes loin de l'effervescence, de l'exubérance, de l'excès inutile et de la dépense improductive qui caractérisent l'économie générale selon Georges Bataille.

Cette éthique frugale s'arc-boute sur un principe d'économie restreinte qui se focalise sur le travail, la production des richesses et l'utilité (par opposition à l'économie générale qui est régie par le principe de dépense de l'excédent de richesses, la fameuse « part maudite »). Il est aisé de comprendre les limites de la généralisation d'une telle approche pour des raisons à la fois anthropologiques (la nécessité de dépenser consubstantielle à la vitalité de l'ordre social), économique (la création de valeur) et psychologique (le sentiment de restriction). Cette éthique se fracasse vite contre les frontières de l'utile.

Rechercher le plaisir

La seconde stratégie se focalise sur les désirs qui sont naturels mais qui ne sont pas nécessaires. L'idée est ici de ne laisser guider que par des désirs naturels dont l'insatisfaction n'engendre aucune douleur, ce en quoi ils ne sont pas nécessaires.

Cette stratégie renvoie à une quête de plaisir, en tous cas de plaisirs simples qui ne suscitent pas d'addiction ou de dépendance. Ce sont pour Épicure des désirs qui ne font que varier le plaisir sans supprimer la douleur (à l'image des mets délicats).

Dans son Zilbadone qui contient notamment une théorie du plaisir, le grand penseur italien Giacomo Leopardi montre très bien la vanité d'un telle quête. Le désir du plaisir est inné et illimité mais ce qui existe étant toujours individuel, c'est-à-dire fini, un bien ne pourra donc donner qu'un plaisir limité. En outre, aucun plaisir n'est éternel, tant il est vrai qu'il dure peu et varie de contenu sous peine de se laisser user par l'habitude.

Leopardi va plus loin en considérant que le plaisir n'existe pas, puisque ce qui existe, c'est ce plaisir-ci ou ce plaisir-là, toujours fini et déterminé. D'où le caractère fondamentalement douloureux de la vie, puisque celle-ci veut un plaisir infini et ne trouve de temps en temps qu'un plaisir fini qui ne la satisfait pas. Il ne s'agit toujours que de détourner le premier, « l'infini désir » comme le dit Leopardi. C'est pourquoi tous les plaisirs sont sans exception mêlés de douleur. Un plaisir infini n'existe pas dans la réalité, mais seulement dans l'imagination, d'où l'importance des images et des simulacres qui peuplent la société de consommation.

Intensifier les émotions

La troisième stratégie se concentre sur les désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires, ce qu'Épicure appelle les vains plaisirs comme les honneurs ou l'accumulation de richesse. Il s'agit d'une stratégie d'intensification des plaisirs et des émotions à laquelle on peut légitimement donner le nom d'intensivisme.

Les biens sont recherchés parce qu'ils procurent des sensations, des émotions, que celles-ci soient d'ailleurs plaisantes ou non. L'idée est ici que c'est dans l'extraordinaire, l'insolite, l'inattendu que l'on vit vraiment. En examinant l'histoire du capitalisme, Dany-Robert Dufour montre dans son ouvrage Le Divin marché, comment nous sommes justement passés de commandements nous interdisant de jouir à un impératif de jouissance à tout prix, le marquis de Sade illustrant évidemment ce mouvement de libération des passions qui soutient le capitalisme comme économie de la jouissance.
En suspens

Enfin, Épicure n'aborde pas la question des plaisirs qui sont nécessaires, mais qui ne sont pas naturels. Ne pourrait-on appeler cette stratégie le dandysme qui est ce désir « trop rare chez ceux d'aujourd'hui, de combattre et de détruire la trivialité », dont parle Charles Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne.

Le dandy fonde la nécessité de ce qui n'est pas naturel, à savoir la distinction, « l'élégance poussée à son paroxysme » et cette « simplicité absolue », qui est pour Baudelaire la meilleure manière de se distinguer. Le dandysme illustre donc un tour de passe-passe majeur de la société de consommation qui est de naturaliser l'artifice, c'est-à-dire des désirs non naturels. Le dandy fragilise une fragile beauté amenée à disparaître dans l'instant. C'est le chantre de l'anti-utilitarisme dans la mesure où Théophile Gautier estimait qu'« il n'y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ».

La mise à jour de ces types de désirs pose plusieurs questions. Comment concilier une approche frugale de la consommation avec la nécessité de créer constamment de la valeur économique ? Comment aiguiser le désir des individus sans tomber dans le régime strictement pulsionnel et sans que le quotidien et la répétition banalisent et affadissent les biens marchands ? Quel sont les rôles respectifs des biens matériels et de l'imagination dans la création et la circulation du désir marchand ? Comment le monde marchand peut-il concilier le désir d'infini qui caractérise l'être humain avec la finitude des biens marchands ?

C'est sur ces questions que le regard du philosophe semble s'imposer pour pouvoir véritablement penser la consommation.

 

 

Par Benoit Heilbrunn, Professeur de marketing, ESCP Europe

La Tribune

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