Suppression des villes: recherche de meilleure gouvernance ou manœuvre politicienne ?

24 - Décembre - 2020

​La décentralisation est un processus d’aménagement institutionnel qui consiste à transférer à des collectivités territoriales les compétences de l’Etat. Ces entités ont pour mission générale de contribuer au développement local selon les compétences qui leur sont transférées. Ces collectivités territoriales, en tant que personnes morales de droit public dotées d’une personnalité juridique propre, disposent de pouvoirs de décision.

Au Sénégal, la mise en œuvre d’une politique de décentralisation administrative est antérieure à l’indépendance survenue en 1960. Elle remonte en réalité au 19e siècle avec l’érection des villes de Gorée et de Saint Louis (1872), Rufisque (1880) et Dakar (1887) en communes. Ce processus de décentralisation s’est perpétué avec la loi municipale de 1955 qui étend la communalisation (création de communes de statuts juridiques différents) du territoire sénégalais.

C’est en 1960, après l’accession de notre pays à l’indépendance, qu’on va assister à la généralisation des communes de plein exercice. De 1960 à nos jours, le Sénégal a connu quatre textes majeurs sur la décentralisation : la loi n° 66-64 du 30 juin 1966 portant Code de l’Administration communale, la loi n° 72-25 du 25 avril 1972 crée les communautés rurales, la loi n° 96-06 du 22 mars 1996 portant Code des Collectivités locales et, enfin, la loi n° 2013-10 du 28 décembre 2013 portant Code général des Collectivités locales.

Dans l’émission Jury du dimanche d’Iradio, le ministre des Collectivités Territoriales, du Développement et de l’Aménagement des Territoires a fait une déclaration qui ne cesse d’alimenter les discussions. « La situation de Dakar est hybride. Logiquement, si l’on s’en tient au Code général des collectivités territoriales, il y aura un département : Dakar et ses 19 communes. La ville n’a pas sa raison d’être. On ne peut être en même temps département et commune. Aujourd’hui, nous devons nous conformer au code dans lequel uniquement deux entités sont visées : le département et la commune », avait soutenu Oumar Guèye.

L’intention était donc manifeste : les villes sont à supprimer. Mais qu’est-ce qui sous-tend un tel projet ? Est-ce un problème de cohérence territoriale, de bonne gouvernance, ou y-a-t-il des calculs politiques derrière ?

Incohérence territoriale
Il est vrai que, quand l’Acte III de la décentralisation a été voté, des experts en décentralisation avaient tôt fait de noter des incohérences entre la ville et le binôme département-commune. Mamadou Abdoulaye Sow, inspecteur principal du Trésor à la retraite, ancien ministre chargé du budget sous le régime du président Abdoulaye Wade, soulignait cette incohérence dans une contribution parue dans le journal L’As du 23 octobre 2014.

Il disait à ce propos ce qui suit : « La question se pose de savoir si la ville, comme collectivité locale (et plus précisément comme commune au sens de l’article 167 du CGCL), répond à la définition ci-dessus. Non, de notre point de vue. En fait, si, par analogie, la ville doit être une « mutuelle » pour des communes, elle n’a pas besoin d’un statut de commune au sens du CGCL. La ville étant déjà investie de plein droit de compétences définies par les articles 169 et 170 du CGCL, si elle doit recevoir des compétences à mutualiser, il ne peut s’agir que de compétences choisies parmi celles propres à chaque entité communale. Pour cela, la mutualisation desdites compétences doit résulter d’une convention conclue entre les exécutifs de la ville et des communes concernées et après accord des conseils municipaux. C’est le principe de la libre administration des collectivités locales qui est mis à mal par l’article 167, qui édicte un exercice imposé de mutualisation ».

L’ancien ministre du budget avait conclu en disant que « le décret n° 2014- 830 du 30 juin 2014 portant création des villes de Dakar, Guédiawaye, Pikine, Rufisque et Thiès viole la loi pour non-respect du principe de libre administration des collectivités locales ». A cela s’ajoute le décret n° 2014-830 du 30 juin 2014 portant création des villes de Dakar, Guédiawaye, Pikine, Rufisque et Thiès. Un des points faibles de l’Acte III de la Décentralisation, c’est que des villes ont été créées sans pourtant qu’on ait défini au préalable ses critères, conditions et modalités de création. En sus, il faut se poser la question de savoir si la décision unilatérale du Président de créer les cinq villes est compatible avec la libre administration des collectivités locales expressément garantie par l’article 102 alinéa 1 de la Constitution.

La Ville : une entité territoriale existante
Tout cela est incontestable mais, lorsque le ministre Oumar Guèye nie à la ville toute existence territoriale, il y a nécessité d’interroger le Code général des collectivités locales (CGCL). Dans l’exposé des motifs de même que dans l’article 167, il est bien dit que, dans la phase première de la réforme, il s’agit de créer la Ville en vue de mutualiser les compétences des communes la constituant.

Et l’article 167 est encore plus clair: « la ville a le statut de commune et ses compétences, ses ressources financières et ses rapports avec les communes qui la constituent sont déterminés par le chapitre 5 qui lui est dédié ». Enfin, 20 articles du Code sont consacrés à la ville. Même si, dans l’article 1, il est dit expressément que « les collectivités locales de la République sont le département et la commune », dans l’article 167, il est stipulé implicitement que la « Ville est une collectivité territoriale qui a le statut de commune ».

Dès lors, la Ville, personne morale de droit public, dispose d’un statut juridique et devient une entité territoriale à l’instar de la commune et du département. Le CGCL clôt le débat sur l’existence de la ville en cet article 187 qui dit qu’« en tout ce qui n’est pas contraire au présent chapitre (Chapitre 5, Dispositions relatives à la ville, Ndlr) les dispositions du présent code relatives à la commune sont applicables à la ville ».

Par conséquent, il est inconcevable que le ministre Oumar Guèye prenne prétexte de la non-évocation expresse de la Ville en tant que collectivité territoriale dans le CGCT pour envisager sa suppression. Si la Ville n’existait pas, pourquoi, dans le procès de Khalifa Sall, la mairie de Dakar a-t-elle voulu se constituer partie civile ? Toutes ces considérations posées, les villes peuvent bel et bien être supprimées à condition que le Président se conforme à l’article 74 du CGCL qui dit que « lorsque, pendant quatre années financières consécutives, le fonctionnement normal d’une commune est rendu impossible par le déséquilibre de ses finances, sa suppression peut être prononcée par décret, après avis de la Cour suprême ».

Etant donné que la Ville a le statut de commune, ce processus de suppression lui est applicable. Aujourd’hui, du côté du pouvoir, les discours sur la suppression des villes divergent. Quand certains déclarent que le code ne reconnait pas la ville en tant que collectivité territoriale, d’autres soutiennent qu’il y a des conflits de compétences entre la ville et la commune et parlent d’une incohérence dans la gouvernance locale. Tout cela revient à dire que l’Acte III de la décentralisation a été un échec et n’a pas su corriger les erreurs et imperfections de la réforme de 1996.

Manœuvre politicienne
Mais l’autre explication qui résulte de ce projet de suppression des villes est purement politique. Dans cette éventuelle élimination des villes, c’est Dakar qui intéresse surtout le pouvoir. Depuis 2009, la capitale est aux mains de l’opposition. D’abord, celle au président Wade et maintenant celle au président Macky Sall. Le 22 mars 2009, Bennoo Siggil Senegaal avec Khalifa Sall a remporté la quasi-totalité des 19 mairies de Dakar.

Le 25 février 2013, dans une longue interview au journal Le Quotidien, Mbaye Ndiaye, ex-ministre de l’Intérieur et directeur des structures de l’Alliance pour la République (APR), prévenait le maire de Dakar en ces termes : « qu’il rejoigne l’APR s’il veut rester maire. Je suis convaincu qu’il aurait pu le faire s’il avait une lecture de responsabilité de la réalité politique. Le Président Macky Sall en a pour dix ans. » Mais, malgré cette menace à peine voilée, rien n’y avait fait et Taxawu Dakar avait refait le coup de 2009.

Le 29 juin 2014, 15 communes sont tombées dans l’escarcelle de cette coalition dirigée par le maire de Dakar Khalifa Sall, en rupture de ban avec le Parti socialiste. Cette victoire consacrait la défaite de la mouvance présidentielle qui espérait mettre la main sur la capitale. Hélas pour elle ! A défaut de diriger Dakar, il fallait mettre des bâtons dans les roues du maire qui pourrait avoir des ambitions à la présidentielle de 2019.

Ainsi, il fallait d’abord le dépouiller de l’essentiel de ses prérogatives avant de le mettre en prison s’il persistait à vouloir se présenter à la présidentielle de 2019. Ce qui a été fait de la manière que l’on sait. Ainsi la gestion des structures sanitaires, des écoles élémentaires, de l’éclairage public, des régies publicitaires lui a été retirée. L’Etat a aussi retiré la gestion des ordures à la ville après que des élus de Rufisque ont été instrumentalisés pour casser l’Entente Cadak-Car.

La ville a aussi perdu la taxe sur les stations service. Last but not least, le 17 février 2015, le ministre de l’Economie et des Finances, Amadou Bâ, oppose une fin de non-recevoir à l’emprunt obligataire (vingt milliards) de la mairie dont le processus était pourtant enclenché depuis 2011. Ce après avoir délivré un avis de non-objection en 2012 ! Le dossier avait obtenu l’approbation de l’alors ministre de l’Economie et des Finances en novembre 2014 et aussi s’était vu attribuer un numéro de visa en janvier 2015. C’est à la suite de tout cela que le quitus de validation des supports de communication a été obtenu le 16 février 2015 et le lancement approuvé pour le 19 février 2015.

La caisse d’avance qui vaudra au maire de Dakar plusieurs mois de prison sera l’épilogue de cette cabale orchestrée contre lui depuis que le président Macky Sall a demandé à l’IGE de fouiller sa gestion à la mairie de Dakar. Aujourd’hui révoqué, Khalifa n’est plus maire de Dakar mais il continue de troubler le sommeil du président Macky Sall parce que son influence, son aura et son soutien aux candidats de Taxawu Dakar risquent de faire encore mal au pouvoir. Les études et sondages effectués par le pouvoir sur les prochaines locales à Dakar montrent nettement l’hégémonie que Taxawu Dakar continue d’avoir dans la capitale même si plusieurs maires pro-Khalifa ont fait défection pour rejoindre le pouvoir.

Aujourd’hui, le régime joue au dilatoire pour repousser sans cesse la date des élections locales. Initialement prévue en juin 2019, elles ont d’abord été repoussées en décembre de la même année. Finalement, sous prétexte de Dialogue politique, elles sont reportées à la date du 28 mars 2021. Mais techniquement, tout le monde sait que ce scrutin n’est pas faisable à cette date si l’on doit tenir compte de l’audit du fichier électoral, des nouvelles inscriptions et autres opérations afférentes.

Mahmout Saleh, directeur de cabinet du Président, a affirmé avec certitude que les locales se tiendront en décembre 2021. Cette date laisse la porte ouverte à un énième report à quelques quatre mois des législatives de 2022. Finalement, la date des locales devient un serpent de mer. Et pendant ce temps, le Sénégal devra continuer à s’accommoder d’élus locaux qui n’ont plus aucune légitimité au sein des conseils municipaux où ils siègent. D’ici l’organisation des locales, il n’est pas exclu que le pouvoir, sans tenir compte de l’article 74 du CGCL, manœuvre illégalement pour trouver la formule de suppression des villes. Mais le président Macky Sall doit savoir qu’on n’abat pas un arbre pour un seul fruit. Il risque d’en pâtir.

Le Témoin

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