Vincent Bolloré : malaise dans la gouvernance capitaliste

19 - Octobre - 2016

Sa reprise en main musclée de Canal Plus, sa manière bien à lui de prendre le contrôle de sociétés sans avoir la majorité du capital font de Vincent Bolloré un cas d'école en matière de gouvernance d'entreprise. Un actionnaire « majoritaire de fait » est-il légitime à exercer le pouvoir dans une entreprise cotée ? Faut-il revoir notre droit boursier pour empêcher des activistes imposer le destin d'une société sans en payer le prix ? Dans la saga Bolloré, chez Vivendi notamment, ce n'est pas tant le mode d'exercice d'un pouvoir que la légitimité de celui-ci qui devrait faire débat.

Vincent Bolloré est à n'en pas douter un entrepreneur exceptionnel. Parti dans les années 80 d'une petite structure familiale alors en difficulté, il a réussi à la transformer en pionnier technologique, par exemple dans les films plastiques et les batteries. Tout en ayant progressivement complété et diversifié son empire, avec notamment une position majeure dans les infrastructures et le transport en Afrique, ou encore dans les médias et la communication avec Havas et plus récemment son entrée chez Vivendi, grâce à la revente de D8.

Mais ce qui frappe peut-être le plus l'imaginaire collectif, avec le feuilleton des derniers mois à Canal Plus, c'est sa manière de prendre et d'occuper le pouvoir dans les entreprises. Un visionnaire charismatique pour les uns, un dépeceur ou un fossoyeur pour d'autres. Les Guignols, le Petit Journal, Hanouna, iTélé, Morandini... : il est rare de voir un tel chamboule-tout s'étaler au fil des semaines sous les yeux ébahis du grand public, avec récits dans le détail de réunions électriques en présence du « boss », de ses visites dans les locaux, des confidences des derniers débarqués ou des nouveaux « chouchous ».

La légitimité du pouvoir dans l'entreprise

Si l'avenir et la stratégie de la chaîne cryptée sont largement commentés, presque rien n'est dit des questions importantes de gouvernance que pose cette affaire, comme tant de situations d'entreprises moins médiatisées. Avec au fond une question clé : qui est légitime à exercer le pouvoir dans une entreprise ? Sur le papier, dans le cas de Vivendi, Vincent Bolloré est président du conseil de surveillance. Cela signifie qu'il préside un conseil collégial, en l'espèce de 14 membres, dont la loi prévoit qu'il « exerce le contrôle permanent de la gestion de la société par le directoire ». C'est donc ce dernier qui gère la société, la loi précisant ici que le directoire dispose « des pouvoirs les plus étendus pour agir en toute circonstance au nom de la société ».

Or, ce n'est évidemment pas le président du directoire qu'on a vu aux commandes de Canal Plus, filiale de Vivendi, encore moins la direction de cette filiale, ni vraiment une collégialité de dirigeants. Non, celui qui était partout, seul, dans toutes les têtes, sur toutes les images, haranguant les employés de Canal réunit en séminaire, venant faire la tournée des bureaux sous l'œil des caméras ou annoncé ici ou là pour présider un comité d'entreprise ou une réunion stratégique, c'était encore et toujours Vincent Bolloré. Tel un patron de PME familiale, seul aux commandes, régnant sans partage.

Ce glissement à peine évoqué, méconnaissant au moins en apparence les prérogatives des organes de direction de la société mère, Vivendi, et de sa filiale, Canal Plus, faisant fi de la dimension a priori feutrée et collective des délibérations d'un conseil de surveillance, tout ceci a été passé en pertes et profits. Car Vincent Bolloré est le premier actionnaire de Vivendi (via son groupe familial). Dès lors, pour la plupart, le respect des rôles de chacun et des règles de gouvernance ne pèse pas grand-chose : le patron, c'est lui.

Dans une entreprise contrôlée par un seul actionnaire, cet état de fait n'est discuté que par quelques obscures écoles néo-marxisantes pour lesquelles la propriété du capital n'est pas celle de l'entreprise. Mais la réponse à la question du pouvoir légitime dans l'entreprise est très différente dans un groupe à l'actionnariat éclaté. Or, jusqu'à présent, Bolloré ne contrôlait « que » 15% du capital de Vivendi. C'est évidemment une somme, mais comme l'aurait relevé Monsieur de La Palice, cela signifie que 85% du capital sont dans d'autres mains.

C'est en particulier pour ces situations, les plus fréquentes dans les entreprises cotées aujourd'hui, que le droit des sociétés a développé un corpus sophistiqué de « gouvernement d'entreprise » : comment organiser le pouvoir dans l'entreprise lorsqu'elle n'a pas un actionnaire qui la détient au moins en majorité ?

Les intérêts des actionnaires ne sont pas forcément alignés dans le temps

En principe, les actionnaires devraient avoir les mêmes intérêts : voir progresser la valeur de l'entreprise. Mais en réalité, il y a plein d'exceptions à cela. Par exemple, certains actionnaires peuvent vouloir que la valeur de l'entreprise décline dans un premier temps, pour justement en acquérir davantage de parts à un prix décoté. Ou bien ils peuvent avoir des intérêts plus importants chez ses concurrents, et chercher à la faire dérailler à leur profit, et là aussi en prendre éventuellement le contrôle ou la marier. Les horizons de temps de chacun peuvent être différents, en particulier lorsque des actions sont bloquées ou indisponibles. Les salariés actionnaires ont, eux, des intérêts mélangés, car ils veulent certes que l'action s'apprécie mais aussi conserver leur emploi, ce qui peut parfois s'avérer contradictoire. Et bien d'autres cas de figure peuvent se présenter.

Dans un documentaire récent sur l'empire Bolloré, il était ainsi allégué que Canal Plus et Universal, les deux grandes composantes de Vivendi, étaient mises à contribution pour servir au mieux les intérêts de Groupe Bolloré en Afrique... Ce qui ne correspondrait donc pas forcément à l'intérêt des actionnaires des autres 85% de Vivendi. Certains prétendent aussi que l'évolution de la grille de Canal Plus pourrait viser à satisfaire des amitiés politiques du grand patron : là encore, pas nécessairement en phase avec les intérêts des autres actionnaires.

Pour toutes ces raisons d'intérêts pas forcément alignés, chaque actionnaire a comme principal pouvoir celui de voter aux assemblées générales en fonction du nombre de ses actions (modulo d'éventuelles règles spécifiques, comme les fameux droits de vote doubles... bénéficiant aux actionnaires stables, et évidemment défendus comme on l'imagine par Vincent Bolloré chez Vivendi). Ils désignent ainsi les membres de l'organe collégial, conseil d'administration ou de surveillance. Qui lui-même nomme ensuite le ou les dirigeants exécutifs de la société. Tout ceci paraît très rationnel et légitime. Dans une société à actionnaire unique, pas de débat, celui-ci décide in fine de tout, et se retrouve de fait l'employeur du dirigeant s'il ne l'est pas lui-même. Dans une société à actionnaire majoritaire, c'est presque pareil, à l'exception des décisions relevant des assemblées extraordinaires si le contrôle dudit actionnaire ne dépasse pas les seuils prévus à cet effet. Mais dans les sociétés à capital éclaté, le cas de la plupart des sociétés cotées, la situation est très différente. Même les « gros » actionnaires ont souvent un pouvoir relativement dilué. Au-delà d'un certain seuil, certains apprécient d'être représentés au conseil d'administration ou de surveillance, et cherchent donc à se faire proposer aux voix de l'assemblée générale. Mais beaucoup d'autres, par nature ou parce qu'ils veulent garder les mains libres, préfèrent s'en abstenir. Très rarement, en tout cas, ils exercent la direction de l'entreprise, les autres actionnaires y étant généralement hostiles. Le management est confié à un dirigeant choisi par l'organe de contrôle, de plus en plus souvent dans le cadre d'un processus très normé, et parce qu'il satisfait au mieux aux critères qu'on attend d'un dirigeant pour faire prospérer la société. Les actionnaires importants sont bien sûr vigilants à la marche de celle-ci, mais restent à la place que leur confère leur rôle d'actionnaires minoritaires, parmi tous les autres, au prorata de leurs actions/droits de vote.

Contrôler une société sans en payer le prix, mode d'emploi

Le droit des OPA fixe d'ailleurs le seuil de détention d'une société cotée au-delà duquel cet équilibre fragile entre actionnaires de poids différents n'est plus vraiment tenable. En France, s'il dépasse les 30%, l'actionnaire concerné doit lancer une OPA. Pas pour la beauté de la chose, mais bien parce qu'on estime qu'alors les autres actionnaires minoritaires sont quelque part floués si on en reste là. De fait, surtout avec des taux de participation aux assemblées générales relativement bas dans les sociétés cotées, un actionnaire détenant autour de 30% du capital aura tous les pouvoirs, pouvant recomposer un conseil à sa main et prendre la direction de la société. C'est bien pourquoi la loi l'oblige d'une certaine façon à « indemniser » les autres actionnaires pour la valeur de ce pouvoir de contrôle. D'où les primes proposées par rapport au cours de l'action pour que l'OPA réussisse, et parfois les batailles qui se nouent alors avec un autre investisseur proposant davantage pour avoir ce contrôle.

Vincent Bolloré, lui, a mieux compris que beaucoup d'autres à quel point l'évolution de l'actionnariat des sociétés cotées donnait aujourd'hui des marges de manœuvre fantastiques même en-dessous de ce seuil de 30%, en toute légalité. Chez Havas ou encore Vivendi, c'est avec moins que ça qu'il a pris le pouvoir total dans l'entreprise (quitte à augmenter ensuite sa participation). Cette tactique aura échoué chez Aegis au Royaume-Uni, et les fondateurs d'Ubisoft essaie d'y résister actuellement, mais même s'il ne gagne pas, Bolloré a toutes les chances de faire une très belle opération. La spéculation sur le titre convoité, l'hypothèse d'une OPA mais aussi la pression du management opposant, qui va tout faire pour présenter la société sous ses meilleurs atours et donc accroître sa valorisation, lui promettent une importante plus-value si finalement il se retire, comme ce fut le cas pour Aegis. Les autres actionnaires en profitent, dans ces situations, mais pas toujours sur le long terme, et pas forcément lorsqu'il gagne : Vivendi n'a pas brillé en bourse sur la période récente.

S'il est sûrement le plus flamboyant, Vincent Bolloré n'est évidemment pas le seul à agir ainsi. Nombreux sont ceux qui se jouent de ce paradigme du pouvoir dans une société au capital dilué en obtenant de la contrôler sans avoir besoin d'en payer pleinement le prix. Par exemple lorsqu'ils ont repéré de beaux coups à faire, comme la découper en plusieurs morceaux, éventuellement à leur profit individuel. Ou pour organiser des flux financiers à leur bénéfice depuis la société contrôlée, à l'instar de ce que pourrait faire un patron dirigeant en se versant un gros salaire dans une TPE/PME.

On objectera que si des actionnaires ne se sentent plus en convergence d'intérêts avec le plus important d'entre eux qui contrôlerait de fait la marche de l'entreprise, ils n'ont qu'à reprendre le pouvoir lors d'une assemblée générale, en révoquant les membres de l'organe de contrôle et en les remplaçant en adéquation avec leur vision. Mais ce n'est pas si simple. L'assemblée générale ne peut pas se convoquer comme ça si la direction ne le veut pas, et celle qui est obligatoire n'a lieu qu'une fois l'an. D'ici sa tenue, le capital peut beaucoup changer dans une entreprise cotée, des actionnaires se décourager et finalement vendre leurs titres, et l'actionnaire aux manettes trouver des alliés... Lorsque arrive cette assemblée générale, beaucoup d'actionnaires n'y votent pas, soit parce qu'ils s'en désintéressent, pensent ne pas peser suffisamment ou tout simplement manquent le coche pour voter à distance ou y assister.

Beaucoup d'investisseurs dits institutionnels sont, eux, d'une très grande prudence quant aux assemblées générales des sociétés : soit ils s'abstiennent de voter, soit ils suivent précautionneusement le management ou, pour les plus audacieux, les recommandations d'agences spécialisées en conseil de vote. Celles-ci devraient aider à préserver les actionnaires minoritaires des abus de pouvoir d'actionnaires plus importants. Mais sauf à ce que ces derniers dérapent de manière trop voyante, leurs avis sont souvent soigneusement négociés en amont des assemblées générales avec les émetteurs pour gommer toute divergence significative.

Même les régulateurs semblent hésiter à faire respecter les intérêts des petits actionnaires. D'un côté, tous, hors ceux représentés dans les conseils, devraient être traités à la même enseigne, notamment en termes d'information de la part de la société. Sans quoi il pourrait d'ailleurs y avoir constitution de délits d'initiés. Mais parallèlement, les directions sont incitées à choyer leurs grands actionnaires, qui bénéficient donc d'un traitement de faveur dans leur association à la marche de l'entreprise.

Les comportements de majoritaires de fait « à la Bolloré » ne sont pas les seules à poser problème en matière de pouvoir et de gouvernance de l'entreprise. Encore plus répandues sont les situations où le management d'entreprises cotées sans actionnaires suffisamment puissants se joue à merveille de la dispersion du capital et agit finalement sans contrôle. Naturellement, si ses performances sont catastrophiques, l'action de l'entreprise risque de chuter et le pouvoir du management sera peut-être remis en cause. Ou une OPA en bonne et due forme sera déclenchée si une défaillance de la direction paraît à l'origine d'une sous-évaluation du cours de bourse. Mais le plus souvent, le management des sociétés cotées à capital dispersé arrivera à survivre même si ses résultats sont plutôt médiocres. Car il n'a tout simplement pas de véritable contre-pouvoir. Dès qu'il est suffisamment installé, un PDG, directeur général ou président du directoire de ce type d'entreprise sans véritable actionnaire de contrôle prend l'ascendant sur les instances de gouvernance. C'est lui qui a le contrôle de fait sur le renouvellement du conseil, suggérant et agréant ceux qui doivent le composer, même quand ils sont labellisés « indépendants ». Si le casting est suffisamment subtil, il sera généralement avalisé sans difficulté à l'assemblée générale... qui n'a de toute façon pour seule alternative qu'un rejet conduisant le conseil à proposer un nouveau postulant.

Les grands groupes non contrôlés, un défi pour le gouvernement d'entreprise

De cette absence de contre-pouvoirs réels dans les sociétés cotées non possédées par un actionnaire, il peut donc résulter des abus multiples pouvant être défavorables aux actionnaires minoritaires éparpillés à son capital. Soit de la part d'un plus gros que les autres exerçant sans le payer le pouvoir majoritaire, et dans le pire des cas cherchant à détourner ce contrôle à son profit exclusif. Soit de la part du management en l'absence d'actionnaire suffisamment fort, et dans ce cas par exemple en favorisant sa situation patrimoniale personnelle (même s'il y a bien un marché des dirigeants à leur nomination, contrairement à ceux qui pensent que leurs rémunérations sont hors sol). Il faut bien sûr mentionner tous ceux qui peuvent alerter ou informer sur des situations qui seraient anormales : syndicats, agences de notation, analystes financiers, créanciers, médias... Mais les renversements de management sans contrôle sont exceptionnels, tout comme la mise au pas d'un actionnaire dirigeant de fait et un peu trop abusif a peu de chances de survenir.

Alors même que les grands groupes non contrôlés sont toujours plus importants et étendent leur emprise sur une part croissante de l'économie un peu partout, ces problématiques risquent donc de prendre de l'ampleur. Or, les règles de gouvernement d'entreprise, si elles ont essayé de favoriser les contre-pouvoirs, notamment en imposant une majorité d'administrateurs indépendants dans ces situations pour les entreprises cotées, n'ont pas force de loi et sont surtout impuissantes à empêcher l'exercice des pleins pouvoirs par un actionnaire « à la Bolloré » ou par un dirigeant habile en l'absence de tels actionnaires.

Il serait donc nécessaire d'aller beaucoup loin pour prendre la mesure de ces dysfonctionnements de nature à saper la confiance dans la gouvernance des entreprises cotées. Par exemple, un actionnaire sous le seuil du déclenchement d'OPA ne devrait pas pouvoir proposer et détenir un nombre de postes d'un conseil d'administration ou de surveillance lui assurant le contrôle de cette instance, ni en occuper sa présidence. Ce serait une protection beaucoup plus efficace des actionnaires minoritaires et des directions contre des « raiders » ayant repéré un groupe contrôlable à moindre frais et moindre risque. S'ils ont un vrai projet industriel et la capacité d'indemniser les minoritaires en payant une prime de contrôle, alors ils déclencheront une OPA. Sinon, ils seront tenus en lisière du management de l'entreprise.

Pour éviter qu'ils contournent une telle règle par la nomination d'administrateurs « indépendants » trop complaisants, il faudrait par ailleurs réformer les modalités de la désignation de ceux-ci. Par exemple en ouvrant les élections aux assemblées générales par la proposition de plus de noms que de postes à pourvoir, dont au moins un ne devrait pas être proposé par le conseil mais issu de manière aléatoire d'une liste d'administrateurs indépendants « professionnels » et disponibles, qui pourrait être établie par un régulateur. Ce qui redonnerait un vrai pouvoir à l'ensemble des actionnaires. Un tel dispositif, ajouté à l'obligation de découpler les fonctions président/directeur général (ou président du directoire), comme c'est devenu la pratique quasi systématique dans certains pays, permettrait également de mettre en place un vrai contre-pouvoir aux dirigeants exécutifs trop peu contrôlés.

Il y a là un enjeu majeur : assurer une gouvernance dans l'intérêt social exclusif de ces sociétés qui sortent du champ entrepreneurial originel, celui de l'entité contrôlée par ses fondateurs ou acquéreurs. Sans quoi ces groupes, dont les plus grands tendent à devenir des superpuissances, pourraient être contrôlés de manière certes légale mais illégitime. Ce sont les fondements même du capitalisme actionnarial qui seraient ébranlés et ses principes mis à mal, avec des conséquences en chaîne sur l'économie et son efficience. Dans la saga Bolloré, chez Vivendi notamment, ce n'est pas tant le mode d'exercice d'un pouvoir que la légitimité de celui-ci qui devrait faire débat.

La Tribune

 

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