Vivre dans un monde débarrassé de l'argent liquide
Fléau pour l'économie légale, incongruité à l'ère numérique, les billets de banque doivent disparaître. Kenneth Rogoff nous dit comment nous y prendre.
L'argent liquide, après avoir été une avancée de l'humanité, est devenu l'un de ses fléaux. Il faut s'en débarrasser. Le propos ne procède ni de prophéties décroissantes ni d'utopies technologisantes autour des cryptomonnaies de type « bitcoin », mais d'analyses économiques soigneusement argumentées. Depuis deux décennies, Kenneth Rogoff propose de mettre fin à la production et à la circulation de la monnaie papier. Plus précisément, il soutient qu'il est à la fois nécessaire et possible d'en finir avec les grosses coupures. Ancien chef économiste du FMI et professeur à Harvard, chroniquant régulièrement dans les pages des « Echos », Rogoff est très loin d'être un zigoto. Dans un ouvrage percutant, il fait voyager de Marco Polo (qui découvre les billets en Chine) aux banques centrales contemporaines en passant par Benjamin Franklin et Alexandre le Grand. Et expose un plan raisonné pour en finir avec le liquide.
C'est un fait, l'argent liquide alimente désormais davantage l'économie souterraine, la délinquance et la criminalité que l'économie légale. Mais ce n'est pas le seul argument de Rogoff. Il estime également qu'en période de taux d'intérêt négatifs l'argent a une valeur négative, qui ne peut pas se traduire sur des billets de banque. Un billet est une sorte de bon anonyme à 0 % d'intérêt, qu'il est difficile de laisser se développer quand les taux d'intérêt sont eux-mêmes en dessous de zéro.
Concrètement, Rogoff fournit de la donnée et fait des calculs. Au regard de la masse monétaire imprimée, chaque personne vivant en Chine disposerait, en moyenne, de 1.000 dollars de liquidité ; chaque Américain de plus de 4.000 dollars ; chaque habitant de la zone euro de plus de 3.600 dollars (au taux de change le plus récent). Ces moyennes élevées sont constituées, partout, essentiellement de grosses coupures (billets de 100 dollars, 500 euros, 1.000 francs suisses). Or personne ou presque n'en possède. Ces billets se trouvent dans les liasses, valises et coffres du travail au noir, de l'évasion fiscale, du trafic de drogue, du racket, de la corruption. Joyeusetés auxquelles s'ajoutent des éléments plus sombres encore comme l'exploitation des migrants ou le financement du terrorisme.
En finir avec les grosses coupures
Rogoff propose un plan de sortie. Il s'agit d'une stratégie graduelle qui comprend des mesures d'accompagnement. D'abord, les pièces et billets de faible montant continueraient à être produits de manière à continuer des échanges simples, non traçables et de faible ampleur. Ensuite, afin de favoriser une « inclusion financière universelle », les moins favorisés se verraient fournir (au moins aux Etats-Unis) des comptes de débit, voire des smartphones subventionnés.
L'auteur voit dans la puissance numérique la capacité de remplacer des billets qui relèvent, selon ses mots, de l'Antiquité. Mais il ne croit pas aux monnaies locales, tangibles ou digitales. Supprimer les grosses coupures ne devrait pas voir augmenter le troc, ou le recours à d'autres moyens d'échange (le diamant ou le bitcoin). L'analyse traite du coût de production des billets de banque comme du coût et des gains possibles attachés à leur disparition progressive. Celle-ci peut, en effet, passer pour partie par des rachats publics et donc, dans un premier temps, une augmentation de l'endettement public. Rogoff, qui souhaite une coopération internationale renforcée sur ce pan des politiques monétaires, s'intéresse aux conséquences éventuelles d'une disparition uniquement nationale des billets.
Les devises étrangères ne viendraient pas remplacer ce qui aura disparu dans l'économie domestique. Des scénarios sont envisagés par d'autres experts, comme de disposer d'une monnaie électronique et d'une monnaie papier qui n'auraient pas le même cours. Relatant toutes ces options, Rogoff fait vivre une plongée captivante dans l'histoire de l'argent et dans l'ensemble des arguments sur l'avenir de la monnaie papier.
Partisan à la fois de ce qu'il appelle l'inclusion financière universelle et de l'adaptation des économies numériques à une période inattendue de taux d'intérêt négatifs, Rogoff écrit dans un court paragraphe que pièces et billets sont également, en raison des bactéries que l'on y trouve, un danger pour la santé publique. Cet adversaire du billet, observant les orientations prises en Suède et la décision récente de la BCE de cesser l'émission de billets de 500 euros, se montre résolument optimiste quant à la liquidation possible, à terme, de l'argent liquide.
Julien Damon
lesechos.fr