Alain Mabanckou : "L'Afrique a un problème de concordance des temps"
26 - Novembre - 2016
L'écrivain, pour sa première visite au Sénégal, a vu dans les Ateliers de la pensée un prolongement du colloque du Collège de France qu'il organisait à Paris en mai dernier.
PROPOS RECUEILLIS PAR VALÉRIE MARIN LA MESLÉE
La scène de l'institut Français. Plateau « Ecritures, imaginaires et identités ». Le modérateur, Alain Mabanckou. © Photo Antoine Tempé
Le Point Afrique : Les Ateliers de la pensée vous ont valu votre première visite au Sénégal. Un grand moment pour vous ?
Alain Mabanckou : Venant pour la première fois au Sénégal, je me suis senti comme n'importe quel étranger. Sauf qu'ayant lu et enseigné des textes d'écrivains du Sénégal, je regardais comme par la fenêtre ce qu'il s'y passait. J'avais été émerveillé par La Grève des bàttu d'Aminata Sow Fall, j'ai étudié au lycée L'Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane ou encore Les Bouts de bois de Dieu de Sembène Ousmane. À l'époque de ces lectures, la conception que je me faisais du Sénégal n'était donc pas urbaine encore moins contemporaine puisque cette littérature se passait dans les années 1960 et en donnait le contexte social : les grèves de cheminots chez Sembène Ousmane, l'analyse directe du conflit de la modernité avec le passé dans l'histoire des mendiants chassés de la ville, chez Aminata Sow Fall… En somme, j'avais une idée plutôt romanesque, voire idyllique de Dakar, alors que c'est une ville qui a pratiquement les mêmes problèmes de développement, de surpeuplement, que Brazzaville ou Pointe-Noire. Dakar reste pour moi une ville africaine francophone, sauf que la démocratie au Sénégal est effective alors qu'au Congo, la dictature nous impose sans vergogne le même président depuis des décennies.
Quel lien établissez-vous entre les rencontres du Collège de France et ces Ateliers de la pensée en Afrique ?
Le lien est dans le mouvement, dans la continuité du courant que nous avons suscité ensemble au Collège de France. Ce lien est naturel à opérer d'autant plus que bon nombre d'intervenants que j'avais invités au Collège de France étaient présents aux Ateliers : Achille Mbembe, Célestin Monga, Souleymane Bachir Diagne, Lydie Moudileno, Françoise Vergès, etc. Un livre que je dirige et qui reprend nos réflexions au Collège de France paraît aux éditions du Seuil en février 2017 sous le titre Penser et écrire l'Afrique aujourd'hui. J'ai un petit regret par rapport à Felwine Sarr que je n'ai pas invité au Collège. Sa pensée, salutaire pour la nouvelle génération, s'est concrétisée avec son ouvrage Afrotopia.
Le Collège de France a donné l'illustration que nous autres Africains pouvions nous emparer de notre imaginaire de manière libre et objective, tenir un discours parallèle au discours occidental qui nous a collé des étiquettes ignominieuses tout au long d'une histoire écrite de manière unilatérale, faisant la part belle à l'Europe et confortant l'idée d'une « Afrique des ténèbres ». Il est naturel de dire qu'après le Collège de France à Paris, il fallait exporter ce dialogue à l'endroit où les personnages évoqués vivent : l'Afrique. Et les Ateliers de la pensée de Dakar ont donc été, je le ressentais en filigrane, une sorte de prolongement du Collège de France, loin du Quartier latin, mais en plein cœur d'un des pays les plus emblématiques de la culture africaine en langue française : le Sénégal. La particularité de ces Ateliers – qui ont vocation à devenir annuels – tient au fait qu'ils ont convoqué l'audition du peuple. Je pense particulièrement à la « nuit de Pensée » à Dakar qui marque le retour du « Sage » ou du « Prophète » descendant vers le peuple pour s'assurer que les concepts qu'il a inventés dans ses « délires » sont bien en adéquation avec le quotidien. C'est un peu comme si nous avions en Afrique un Collège de France à toit ouvert. En littérature, on dirait que c'est le même livre qui a été traduit dans une autre langue.
Quel souvenir en conserverez-vous ?
Celui de cette nuit de la Pensée – le 28 octobre, de 19 heures à l'aube –, où nous étions comme dans une arène. J'ai été frappé par les interventions des jeunes qui posaient des questions plus intelligentes que les propos que nous venions de tenir. Ainsi en était-il de cette jeune Camerounaise qui nous interrogea sur le futur : « Le futur, oui, mais le présent, on en fait quoi ? » lança-t-elle. C'est une question fondamentale, on a toujours tendance à évoquer des politiques pour le futur, « l'Afrique viendra », « l'Afrique de demain », etc. Mais voilà, l'Afrique est bien là en attendant, elle est une réalité, et j'ai compris dans le message de cette Camerounaise et bien d'autres intervenants que les jeunes en ont marre de cette philosophie qui, comme la Bible, promet le paradis et exhorte l'acceptation du statu quo. On vous dit de persévérer dans la souffrance, car le paradis n'est pas loin… Or, ces jeunes ne veulent plus souffrir, ils veulent rester dans le mouvement du monde, et donc conjuguer leur verbe non pas au futur, mais au présent. Or, paradoxalement, les élites africaines apprennent aux Africains à toujours conjuguer leurs verbes au futur : « Vous êtes dans la dictature, ce n'est pas grave, vous allez voir, ça va changer, continuez à résister ! »
Au fond, le problème de l'Afrique est un problème de concordance de temps – le temps de l'action et de la liberté est toujours inscrit dans le futur pendant que la réalité, elle, est passée sous silence. Ces rencontres de la pensée sont importantes dans la mesure où elles nous rapprochent de ces jeunes du continent. Nous sommes restés trop éloignés d'eux, même si avec les réseaux sociaux nous pensions le contraire. Nous avons la chance, nous qui sommes à l'extérieur, de jouir du temps présent dans des nations dont les règles démocratiques sont installées. Il s'agit de voir vivre les jeunes Africains au présent, de leur proposer des moyens de vaincre les petites véroles dictatoriales qui entachent le destin de l'Afrique comme dans le bassin du Congo où les moyens d'expression sont décapités par des régimes sanguinaires au pouvoir illégalement depuis les années 1970 à l'époque où l'Amérique avait pour président Jimmy Carter ! Regarder au microscope la réalité africaine et ne pas se cantonner à proposer comme solution la fierté d'un passé que ces jeunes revendiqueraient. Il s'agit donc bien d'une question de concordance de temps.
Moi, je suis dans l'urgence du présent – c'est pour cela que j'avais tenu qu'il y ait par exemple une édition du festival Étonnants voyageur à Brazzaville en 2013. C'était l'occasion d'aller dans les écoles, de rencontrer les étudiants et de noter leurs doléances pour réviser notre angle d'action. Dans ce sens, j'ai été heureux de me rendre au Sénégal, au Bénin, puis à Aké, au Nigeria – ceci dans le but aussi de me rendre compte des différences entre les espaces anglophones et francophones. Nous avons l'obligation, quoi qu'il en soit, d'être en contact permanent avec ces jeunes et la réalité de ces agglomérations africaines qui demandent notre vigilance face aux pouvoirs des monarques. Ces derniers étouffent l'émancipation de millions et de millions d'individus avec la complicité patente de l'Occident qui allaite ces régimes depuis nos prétendus « soleils des indépendances ».
Avez vu un tournant s'opérer avec ces Ateliers et lequel ?
C'est très bien qu'on n'ait pas ajouté Ateliers de la pensée « africaine ». Pour une fois, quand on dit pensée cela va de soi, elle est africaine. En général, ceux qui veulent « localiser » diront naturellement « ateliers de la pensée africaine ». Nous n'avons pas besoin de clamer que l'Afrique est là. Comme disait Soyinka à propos de la négritude d'ailleurs, le tigre ne se pavane pas en criant sa tigritude, « il bondit sur sa proie et la dévore ». Dans ce sens, le changement qui s'est opéré est de deux ordres : la négritude avait son rêve, ses espoirs, une sorte d'envolée poétique,et ses « opposants » – comme Wole Soyinka – prêchaient l'action et demandaient d'être dans le présent. Notre avantage est maintenant de disposer des deux dimensions : prendre un peu de la poésie comme espoir et la mettre au service de l'action immédiate. C'est peut-être là que la conjonction est à opérer, et cela ne peut plus attendre. Lepoint.fr
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