ALEXIS DE TOCQUEVILLE ET L’AFRIQUE (PAR OBRILLANT DAMUS)

27 - Avril - 2019

Alexis de Tocqueville est né le 29 juillet 1805. Il a rendu l’âme à Cannes en 1859. Il était issu de la plus ancienne noblesse normande. Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, défenseur de Louis XVI, était le grand-père de sa mère. Tocqueville a publié plusieurs travaux dont le chef d’œuvre « De la démocratie en Amérique ». Son œuvre était méconnue, voire occultée en France durant une grande partie du XXe siècle. Cependant, depuis que Raymond Aron a considéré Tocqueville comme l’un des pères fondateurs de la sociologie dans un ouvrage intitulé « Les étapes de la pensée sociologique » (1967), son œuvre a bénéficié d’un extraordinaire regain d’intérêt. René Rémond a donc eu raison d’écrire dans la préface d’un recueil de textes choisis ayant pour titre « Tocqueville : égalité sociale et liberté politique » (1977) : « C’est un bien singulier phénomène que l’étonnant retour de fortune que connaît depuis quelques années l’œuvre de Tocqueville. Après une longue éclipse, notre temps l’a retrouvée : historiens et sociologues la consultent et la méditent ». Si l’ouvrage « De la démocratie en Amérique » s’est fondé sur des observations minutieuses et approfondies de la société américaine durant la période allant du 9 mai 1831 au 20 février 1832, la sociologie tocquevillienne peut être définie comme une sociologie compréhensive fondée sur l’observation des faits sociaux. Tocqueville a observé le génocide des Amérindiens(1) et l’esclavage des Africains au sein de la démocratie américaine naissante. Il a consacré plusieurs lettres et rapports aux affaires d’Afrique. Il a voyagé en Afrique en 1841 et en 1846. La place de l’Afrique et des Africains d’Amérique au sein de son œuvre mérite d’être commentée.

Tocqueville et les Africains d’Amérique

Dans le chapitre X « De la démocratie en Amérique » (tome 1, 1835), Tocqueville a décrit la face hideuse et honteuse de la démocratie américaine du XIXe siècle en montrant que celle-ci s’est fondée sur l’esclavage des Africains et le génocide des Amérindiens. Même si sa position sur la situation des esclaves noirs aux USA n’était pas toujours claire, Tocqueville a eu le mérite d’avoir dénoncé dans sa « propose limpide et triste » (Aron, 1967), la pratique déshumanisante et déshonorante que constituait l’esclavage dans une démocratie caractérisée par l’égalité des conditions de vie et des droits des êtres humains, et par la foi dans le progrès de l’égalité des conditions entre les individus. Les esclaves africains étaient exclus de cette « immense et complète démocratie » (Tocqueville, 1961) parce qu’ils n’avaient accès ni à la liberté ni à l’égalité. Tocqueville, en tant que moraliste, fut stupéfait de voir que la liberté et l’égalité rimaient avec l’esclavage ou le principe de servitude dans une société démocratique.
Tocqueville a constaté que l’esclavage était un mal nécessaire dans le Sud de l’Union. Les colons pensaient ne pas pouvoir se débarrasser de leurs esclaves en matière de culture du coton, du tabac et de la canne-à-sucre. La croyance à la supériorité physique du nègre sur le blanc expliquait aussi la pérennité de l’esclavage dans la partie méridionale de l’Union : « …il est certain qu’à proportion que les Européens s’approchent des tropiques, le travail leur devient difficile ; beaucoup d’Américains prétendent même que sous une certaine latitude il finit par leur être mortel, tandis que le nègre s’y soumet sans danger. » (idem, p. 514). Il était pratiquement interdit aux Américains du Sud d’affranchir leurs esclaves. Les lois et les habitudes faisaient de l’esclavage une pratique morale, spirituelle et naturelle d’oppression. Les esclaves étaient l’objet d’injustices et de rigueurs de toutes sortes, pour reprendre les propos de l’observateur Tocqueville. Si les Noirs étaient enchaînés physiquement et spirituellement dans le Sud du territoire américain, ils étaient libres dans certains États où l’esclavage fut remplacé par le paiement des ouvriers libres. Le travail salarié de ces derniers coûtait moins cher que l’entretien des esclaves. Ce n’était donc pas dans l’intérêt des Nègres que l’esclavage fut aboli dans le Nord de l’Union mais dans celui des colons, selon Tocqueville. Dans cette partie du pays, il y avait un grand écart entre les lois et les habitudes des Américains. Les mœurs cruelles empêchaient ces derniers de respecter les droits accordés aux nègres libres et affranchis. Même s’ils n’étaient plus dans les fers, les Africains du Nord de l’Union ne pouvaient pas jouir des délices et des avantages de l’égalité, de la liberté et de l’universalité des droits humains, d’après les témoignages de l’auteur De la démocratie en Amérique :
Dans presque tous les États où l’esclavage est aboli, on a donné au nègre des droits électoraux, mais s’il présente pour voter, il court risque de la vie. Opprimé, il peut se plaindre, mais il ne trouve que des blancs parmi ses juges. La loi cependant lui ouvre le banc des jurés, mais le préjugé l’en repousse. Son fils est exclu de l’école où vient s’instruire le descendant des Européens. Dans les théâtres, il ne saurait, au prix de l’or, acheter le droit de se placer à côté de celui qui fut son maître ; dans les hôpitaux, il gît à part. On permet au noir d’implorer le même Dieu que les blancs, mais non de le prier au même autel. Il a ses prêtres et ses temples. On ne lui ferme point les portes du ciel : à peine si l’inégalité s’arrête au bord de l’autre monde. Quand le nègre n’est plus, on jette ses os à l’écart, et la différence des conditions se retrouve jusque dans l’égalité de la mort. Ainsi le nègre est libre mais il ne peut partager ni les droits, ni les plaisirs, ni les travaux, ni les douleurs, ni même le tombeau de celui dont il été déclaré l’égal ; il ne saurait se rencontrer nulle part avec lui, ni dans la vie ni dans la mort (Idem, Tome 1, p. 503).
La tempête de l’esclavage faisait rage dans le Sud de l’Union, alors qu’elle a disparu dans le Nord au début du XIXe siècle. Alexis de Tocqueville avait prévu l’abolition définitive de l’esclavage aux États-Unis. Il avait exprimé sa haine de la servitude des Africains et sa prophétie2 en ces termes : « Ce qui se passe dans le sud de l’Union me semble tout à la fois la conséquence la plus horrible et la plus naturelle de l’esclavage. Lorsque je vois l’ordre de la nature renversé, quand j’entends l’humanité qui crie et se débat en vain sous les lois, j’avoue que je ne trouve point d’indignation pour flétrir les hommes de nos jours, auteurs de ces ouvrages ; mais je rassemble toute ma haine contre ceux qui, après mille ans d’égalité, ont introduit de nouveau la servitude dans le monde. Quelques soient, du reste, les efforts des Américains du Sud pour conserver l’esclavage, ils n’y réussiront pas toujours. L’esclavage, resserré sur un seul point du globe, attaqué par le christianisme comme injuste, par l’économie politique comme funeste ; l’esclavage, au milieu de la liberté démocratique et des lumières de notre âge, n’est point une institution qui puisse durer. Il cessera par le fait de l’esclave ou par celui du maître. Dans les deux cas, il faut s’attendre à de grands malheurs (Idem, p. 529-530).

Tocqueville et l’Afrique du Nord

Dans sa « Deuxième lettre à l’Algérie » (1837), Tocqueville a dénoncé la violence et la pratique ethnocidaire des colons français en Algérie. Il leur a suggéré d’adopter la culture, la langue et les mœurs des vaincus. Les plus forts doivent faire preuve d’humilité afin d’assimiler les ethnies indomptables (les Kabyles et les Arabes) : « Nous sommes plus éclairés et plus forts que les Arabes, c’est à nous de nous plier d’abord jusqu’à un certain point à leurs habitudes et à leurs préjugés » (p. 12). Dans sa « Première lettre à l’Algérie » (1837), il a évoqué les limites de la supériorité militaire des Français. Ā ses yeux, il sera plus facile aux colons de vaincre les Kabyles avec leur luxe et leurs arts qu’avec leurs canons. Il préfère la colonisation naturelle et spontanée à la colonisation factice ou brutale. Il s’agit de prendre les indigènes dans le sens du poil afin de les soumettre. Dans les rapports de la commission sur les affaires d’Afrique (1847), il appelle de ses vœux la domination de la France en Afrique. Il s’oppose au déracinement des indigènes et à l’esclavage des nègres en Algérie, même si le nombre d’esclaves n’est pas élevé. Il a un peu occulté les crimes de l’armée française en Algérie (destruction des biens, des populations civiles, vol de terres fertiles, enfumades, etc.). En 1840, l’Algérie est conquise et colonisée. En 1850, la Régence d’Alger capitule.
Même si Tocqueville demande de traiter les indigènes avec humanité dans ses lettres et ses rapports, il n’adopte pas une posture anticolonialiste. Son attitude envers les affaires d’Afrique est ambivalente. Sur ce point, il demeure un homme pétri de contradictions. Melvin Richter (1963) a écrit : « La position de Tocqueville à l’égard de l’Algérie était en contradiction avec De la Démocratie. Quand ce problème l’obligea à choisir, il plaça le nationalisme au-dessus du libéralisme ». Nouredine Saadi, écrivain algérien, note : « Tocqueville serait-il à juger sur la question algérienne ? Ce serait un profond contresens, un jugement anachronique, car il faut restituer son action et sa pensée coloniale à son temps ». Malgré ses erreurs et son origine nobiliaire, Tocqueville doit être considéré comme un défenseur farouche de la cause des plus faibles (Indigènes d’Afrique, Noirs et Indiens d’Amérique). L’Afrique contemporaine est peuplée de bon nombre de régimes qui agissent sans contrôle et dominent sans obstacles. Elle n’a pas encore tiré de bonnes leçons de l’expérience américaine et africaine de Tocqueville.

Notes :

1–La démocratie américaine s’est fondée sur un double crime contre l’humanité : l’esclavage des Noirs et le génocide des Amérindiens. Jean-Louis Benoît (2017), spécialiste de Tocqueville, a noté : « Lors de l’arrivée des Européens la population indienne sur le territoire occupé aujourd’hui par les États-Unis était de 8 à 12 millions d’individus ; plus vraisemblablement environ 10 millions. Dans une lettre de Beaumont à son frère Achille, en date du 11 août 1831, celui-ci précise : ‘’ il y a encore trois ou quatre millions de sauvages dans le Nord seul des États-Unis ‘’, c’est-à-dire moins du quart du territoire actuel du pays. Au plus bas de l’étiage, à la fin du XIXe siècle, il n’en restait que 200 000 sur l’ensemble du territoire des États-Unis, qui s’était considérablement agrandi ! ».

Références
Aron, Raymond (1967). Les étapes de la pensée sociologique. Paris : Gallimard.
Bénoît, Jean-Louis (2017). Réponse à Michel Onfray. Mise au point sur Tocqueville, les Indiens et les Noirs, l’Algérie et 1848. Québec : Les Classiques des sciences sociales.
Tocqueville (1837), 2013. Première lettre sur l’Algérie. Québec : Les Classiques des Sciences sociales. Lettre quasi-introuvable transmise par Jean-Louis Benoît.
Idem (1837), 2002. Deuxième lettre sur l’Algérie. Québec : Les Classiques des sciences sociales.
Idem (1866). Rapports de la commission de la chambre sur les affaires d’Afrique, 1847. Paris : Michel Lévy.
Idem (1961). De la démocratie en Amérique 1. Paris : Gallimard.
Idem (1977), Tocqueville ; égalité sociale et liberté politique. Textes choisis et présentés par Pierre Gibert. Préface de René Rémond. Paris : Aubier Montaigne.
Richer, Melvin (1963). Tocqueville on Algeria. Review of politics, Indiana, University of Notre Dame, p. 364.
Saadi, Nouredine « Tocqueville et l’Algérie : le libéral et le colonial », The Tocqueville Review / La Revue Tocqueville, 2004, vol. 35, n° 2, p. 123.

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