De l'Indochine à Dakar, comment les nems ont envahi le Sénégal

08 - Novembre - 2016

On trouve des rouleaux de printemps à chaque coin de rue à Dakar. Une tradition importée par les femmes des tirailleurs sénégalais de la guerre d'Indochine.

Peu de gens se rappellent comment les rouleaux de printemps sont arrivés au Sénégal. Appelés nems en français, ces snacks frits qui oscillent entre le doré et le marron à l'extérieur sont remplis avec des nouilles et de la viande hachée ou des crevettes. À Dakar, c'est l'en-cas qu'on mange sur le pouce dans la rue, au comptoir des paillotes de plage ou en accompagnement avec la plupart des menus.

L'histoire des rouleaux de printemps sénégalais nous ramène en 1947, quand le jeune Jean Gomis, âgé de 14 ans, embarquait à bord du SS Pasteur au port de Saigon. Il pensait que l'immensité de l'océan était un paradis, mais déchanta vite quand il comprit que le voyage vers le Sénégal s'étalait sur un long mois. La plupart des familles sur le bateau étaient semblables à la sienne. Son père sénégalais, Emile Gomis, était un soldat de l'armée française, recruté dans une colonie pour en servir une autre.

Sa mère, Nguyen Thi Sau, était née dans ce qui est aujourd'hui le Vietnam, et avait défié le jugement de la société en se mariant avec un homme noir. Pendant que son mari retournait à la maison après une longue mission, elle allait découvrir le pays où elle passerait le reste de sa vie.
Tirailleurs sénégalais et Vietnamiennes

La France avait envoyé plus de 50.000 soldats de ses colonies africaines vers l'Asie du Sud-Est dans les décennies précédentes sa défaite finale face aux forces de libération du Viêtnam en 1954. Le Sénégal était particulièrement bien représenté dans les rangs de l'armée. Alors que le corps de l'infanterie coloniale était issu de nombreux pays d'Afrique de l'Ouest, les soldats prirent collectivement le nom de «tirailleurs sénégalais», les fusiliers du Sénégal.

Au moins 100 femmes vietnamiennes rejoignirent Dakar comme femmes de soldats pendant la guerre d'Indochine, selon Ndoye Lame, l'historienne officieuse de la communauté. Lame peut nommer 49 d'entre elles. À l'époque, lors des mariages, m'a-t-elle raconté, les femmes vietnamiennes se rassemblaient dans une maison où elles cuisinaient pendant deux à trois jours du porc mariné et des rouleaux de printemps, tout en récitant des poèmes.

La culture française était très influente dans les deux colonies à cette période, si bien que la plupart de ces épouses qui arrivaient au Sénégal se sentaient à la maison. Il y avait les mêmes écoles françaises, épiceries, une architecture identique. «L'ambiance était comme au Viêtnam», dit Jeam Gomis, aujourd'hui âgé de 83 ans. «J'étais dans mon élément». Général à la retraite, il a le rire facile. Sur de vieilles photos, il semble grand, fier, élégant dans son uniforme militaire, et proche de sa mère.
«Tous les enfants aident à la cuisine»

Merry Bey, une écrivaine sénégalaise et présentatrice télé, se souvient des longs cheveux soyeux de sa grand-mère vietnamienne. «Je disais à mes amis que j'avais la plus belle grand-mère», raconte t-elle. Sa grand-mère portait uniquement les habits traditionnels vietnamiens, qu'elle fabriquait elle-même. Le dimanche, elle et ses amis se retrouvaient pour cuisiner, dancer et chanter des tubes du Viêtnam.

Mais ces familles ont également affronté des obstacles. La grand-mère de Bey était rejetée par sa famille jusqu'au jour où elle apprit la langue locale et se convertit à l'Islam. Elle n'évoquait jamais son passé. «Je voyais qu'elle souffrait», dit Bey.

Au combat de ces femmes, s'ajoutait, dans de nombreux cas, la pauvreté. Les familles étaient nombreuses et les salaires des soldats sous la gouvernance française étaient miséreux. Les femmes usaient du mieux possible de leurs compétences pour que la vie se poursuive, et beaucoup faisaient ce qu'elles maîtrisaient à la perfection. Elles montaient leur stand dans le très bondé marché alimentaire du centre-ville, le marché Kemel, et cuisinaient.

La mère de Gomis lui enseigna la véritable recette du nem, en humidifiant le papier de riz juste assez, puis en roulant cela comme un cigare avant de le faire sécher. Ensuite, il faut faire chauffer l'huile – ni trop chaud, ni trop froid – et faire attention à ce que les rouleaux ne se touchent pas. «Dans les familles vietnamiennes, tous les enfants aident à la cuisine», dit Jean Gomis. «C'est une belle éducation».

Le chef étoilé

Si Gomis a rejoint l'armée avant ses 20 ans, la cuisine a toujours été une passion dans sa vie. Sur son toit-terrasse à Dakar, il me montre fièrement sa collection d'herbes mises en pot. Quand il cuisinait pour ses amis et sa famille, un jeune spectateur observait cela de près au fil des années. Il grandit avant de devenir l'un des chefs les plus célèbres du Sénégal, Pierre Thiam.

«Oncle Jean était le seul homme que j'avais jamais vu cuisiner», raconte Thiam, au téléphone depuis son domicile à New York où il vit depuis les années 1980. Il y a fait carrière comme ambassadeur de la cuisine sénégalaise. Ses deux livres de cuisine en anglais, «Yolele! Recipes from the Heart of Senegal» et «Senegal: Modern Senegaleses Recipes From the Source to the Bowl», assemblent l'influence vietnamienne et les recettes de l'oncle Jean.

Dans son enfance, Thiam passait l'été avec Gomis. «Il était mon inspiration», confie Thiam. Il se régalait des salades fraîches relevées de menthe et de coriandre, du poisson frit avec du citron vert et du Pho, la soupe vietnamienne, que cuisinaient son oncle.

Le mixte des deux cuisines produisait une intense saveur umami, selon Thiam. Le plat national sénégalais, le thiéboudiènne, est un délicieux mélange de riz, poisson, légumes mijotés dans une sauce tomate et le tout est aromatisé aux poissons et escargots fermentés. Quand Thiam ne pouvait pas dénicher les ingrédients fermentés pour faire cette recette aux Etats-Unis, il utilisait plutôt la sauce de poisson à la vietnamienne.
Une tradition qui se perd

Gomis est l'une des trois dernières personnes qui, à Dakar, peuvent parler, lire et écrire le vietnamien. Lame en est une autre. Jusqu'à deux cents personnes pouvaient venir aux fêtes qu'elle organisait pour les familles Sénégalo-vietnamiennes, mais ces dernières années, dit Lame, la communauté se rassemble uniquement pour les funérailles. À sa connaissance, seulement une des femmes des soldats sénégalais est encore vivante. Elle a 92 ans.

Comme les épouses qui fabriquaient à l'origine les nems sont décédées, les méthodes ont changé. «On ne trouve plus les mêmes nems», dit Thiam. «C'est le jour et la nuit». Il commande souvent des rouleaux de Printemps quand il retourne à Dakar, espérant toujours qu'elles seront aussi bonnes que dans ses souvenirs. Mais à chaque fois il est déçu. Selon lui, les nems sont cuits dans trop d'huile aujourd'hui. Elles ont perdu leur côté croustillant.

De la bonne nourriture vietamienne peut cependant toujours être trouvée en ville, comme aux Saveurs d'Asie, une chaîne fondée par le fils d'une immigrée. Mais c'est une exception. Les nems que l'on trouve dans la rue, tout le monde me le dit, sont malheureusement une déception. C'est donc avec une grande appréhension que je me suis décidée à tenter ma chance.
La nouvelle cuisine

Boubacar Diallo, 12 ans, est le vendeur de nems de mon quartier. Il tire en permanence un de ces charriots à deux roues que l'on voit partout en ville. «Quel est le prix d'un nem?», interroge-je en français. Il en sort un d'une boîte type Tupperware. C'était toujours chaud grâce au poêle crasseux qu'il avait dans un panier. Il enveloppa avec soin le rouleau de printemps d'un morceau de journal et je payais 125 francs CFA, environ 15 centimes d'euro.

Le nem floconneux et emballé dans un papier de riz huileux avait des poches d'air, ce qui était le signe d'une main peu experte, selon l'avertissement de Thiam. Mais le goût était bon. La viande à l'intérieur semblait comestible, les nouilles étaient vitreuses comme il faut et je décelais même un peu de verdure, mais je ne pouvais pas identifier les herbes.

«J'ai entendu dire que cela vient du Vietnam», prenais-je le risque de lancer à Boubacar, tout en tenant à la main mon nem à moitié entamé. Il me fixa d'un regard vide: «Qu'est-ce que c'est que ça?».

Slate Afrique

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