DE LOUGA A PARIS, SUR LA ROUTE DU TRAFIC DE CRACK

11 - Octobre - 2022

Ciblés par le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, les dealeurs qui officient dans le nord-est de Paris sont originaires pour la plupart d’une ville agricole du nord du Sénégal, Louga, où le trafic enrichit la population et où les plus jeunes rêvent de partir en Europe à leur tour. Extrait d’un reportage du Monde.
De lui, on ne connaît que son identité, consignée dans une fiche du deuxième district de police judiciaire (2e DPJ) de Paris. Un état civil réel, Cheikh N., deux alias, une date de naissance, une adresse à Sevran (Seine-Saint-Denis), une nationalité, sénégalaise, et une ville d’origine : Louga, à trois heures de route de Dakar, en direction de la frontière mauritanienne.
Le 9 septembre, les enquêteurs du 2e DPJ l’interpellent avec un complice pour trafic de stupéfiants. Les perquisitions permettent de découvrir près de 8 000 euros en liquide et l’attirail de fabrication du crack.
Trois jours plus tard, autre quartier, autre dealeur. Souleymane M. est arrêté en pleine rue dans le 15e arrondissement. Dissimulés dans ses sous-vêtements, des cailloux jaunâtres enrobés de plastique, des bonbonnes de crack. Les policiers, ceux du 3e DPJ cette fois-ci, remontent à son domicile et y découvrent les signes distinctifs des « cuisiniers » : des centaines d’euros en pièces, deux balances, du bicarbonate de soude et un cahier de comptabilité. Depuis deux ans, il fournissait une vingtaine de clients par jour aux portes sud de Paris, Choisy, Ivry, Italie, plus des livreurs. Sa nationalité : sénégalaise. Sa ville d’origine : Louga.

Le 6 septembre, Mamadou D. : encore le 3e DPJ, et un dealeur qui circule à vélo, entre Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), où il vit, et la porte de La Chapelle. A minuit, les policiers fondent sur lui. Dans ses poches, 113 cailloux. Chez lui, 87 autres cailloux, 100 grammes de cocaïne conditionnés en onze ovules, ces emballages signant l’importation guyanaise, et des produits de coupe, de la caféine et de la phénacétine, un analgésique cancérigène retiré du marché. En garde à vue, il reconnaît son trafic, pour aider ses sœurs malades au pays, explique ne gagner que 1 200 euros par mois et faire ça pour financer sa maison au Sénégal, d’où il vient. Sa ville d’origine : Louga.

« Ils n’ont pas de scrupules »
Parmi les dealeurs arrêtés par la police judiciaire parisienne cet été, nombreux sont Sénégalais. De Louga, beaucoup, parfois de Dakar. Deux sont Guinéens, un Soudanais, un Malien. D’autres sont de nationalité française, certains vivent en Guyane.

Mais la récurrence de Louga, ce gros bourg agricole de 105 000 habitants dans le nord du Sénégal, questionne sur le fonctionnement d’un trafic, dont la drogue made in France, cuisinée en diluant la poudre sud-américaine au plus près des acheteurs, semble être mise sur le marché par une main-d’œuvre spécialisée. Il n’y a pas encore de Pablo Escobar du crack, de cartels tentaculaires versant dans le narcobanditisme – c’est le parent pauvre de la cocaïne, vendu par des pauvres –, mais un ensemble de circuits courts, dont le démantèlement est devenu la priorité de la police parisienne, à cause des nuisances générées par cette substance.

Après un premier plan crack axé sur les soins apportés aux consommateurs, le nouveau préfet de police de Paris, Laurent Nunez, prépare un volet plus répressif, ciblant ces dealeurs, aussi appelés « modous », mot issu du wolof qui signifie « marchand ambulant ».

Gérald Darmanin, le ministre de l’intérieur, prévoit de se rendre à l’automne au Sénégal, pour fluidifier une coopération policière internationale fragilisée par des registres d’état civil sénégalais non consolidés, et augmenter des expulsions pour l’instant inefficaces. Au 1er janvier, sur cinquante-six personnes sous couvert d’éloignement pour trafic de crack, dix-huit sont Sénégalaises, neuf Gabonaises, cinq Maliennes, trois Gambiennes… Et seulement sept sont rentrées dans leur pays d’origine, dont quatre Sénégalais.
Dans la banlieue de Dakar, le volontarisme du ministre français fait sourire un ancien haut gradé de la police locale. Cheikhna Keita se rencontre au détour des immenses flaques d’eau qui ont inondé sa rue en terre battue, à l’étage d’un dédale d’ateliers où les poules côtoient des outils. Le retraité a été commissaire de police de la ville de Louga, puis patron de l’Office central de répression du trafic international de stupéfiants, la plus haute instance chargée de la lutte contre la drogue dans le pays. Un sigle impressionnant mais des moyens dérisoires : il estime à 300 le nombre de policiers travaillant sur la matière dans tout le Sénégal.
Selon lui, la ville de Louga n’est pas particulièrement surveillée par les autorités – « le problème de Louga, il est chez vous, pas chez nous ». En revanche, lorsqu’un individu est signalé, et qu’il vient de Louga, « cela allume une alerte ». « Les Lougatois ont été les premiers Sénégalais à oser entrer dans le trafic de drogues dures en Europe, raconte-t-il. Ils n’ont pas de scrupules ou de barrières morales, car toute la famille s’est cotisée pour qu’ils partent. Ils doivent rapporter de l’argent, ou mourir. Et pas grave si c’est dans le crack qui ravage les gens, il faut pouvoir exhiber l’argent, les trois épouses, les grandes maisons et les voitures. »

« On sait tous ce qu’ils font »
« Bienvenue à Louga », peut-on lire sur un grand panneau noir qui enjambe la route goudronnée entre Dakar et Saint-Louis. Là-bas, la boîte de nuit s’appelle Le Milliardaire et l’un des rares établissements où l’on peut s’asseoir à l’intérieur pour manger arbore le logo du PSG sur sa devanture. Les carcasses en béton des maisons en construction toisent les artères en terre. En lisière de l’une des routes principales, de jeunes adolescents discutent sur une petite cylindrée enroulée de papier à bulles. Ils jouent avec un Taser électrique.

« Mon père est en Europe, moi aussi je veux y aller », entonne l’un d’entre eux. En Espagne ou en France ? « En France, on gagne plus d’argent », répond-il. Et lui, précise-t-il en entourant de ses bras son copain aux cheveux striés d’éclairs, comme les footballeurs, « il veut aller à Paris pour vendre de la drogue ».
Un autre carrefour de Louga, marqué par un tas de pneus peints en blanc et bleu. Les « motos Djakarta », du nom de ces conducteurs de mototaxis qui attendent autant le client que le passage du temps, somnolent dans la poussière de l’après-midi. Samba rêve d’Europe sur son coin de trottoir avec, autour du cou, une médaille rectangulaire représentant Serigne Touba, le khalife de la confrérie des Mourides, très puissante et présente dans la région. « La vie ici est très méchante, heureusement Serigne Touba le grand marabout nous protège. Mais la police française a raison, beaucoup de jeunes de Louga sont à Paris pour le crack. »
Son copain Assane, tee-shirt rayé, surenchérit : « On sait tous ce qu’ils font, ils sont accueillis par des amis là-bas, ils vont dans les parcs, les gares et ils vendent. Et quand ils rentrent, tout le monde les aime plus que nous. C’est hypocrite, on est musulmans, on est croyants, et le crack, c’est de l’argent sale d’une société matérialiste. Quelqu’un qui fume un joint ici, il est très mal vu, mais vendre de la drogue dure là-bas, ça ne pose pas de problème. »
Attiré par la discussion, Pap M’Baye, instituteur à la retraite et notable du quartier, en convient : les Lougatois immigrés dont la maison pousse trop vite, dont le carrelage de la façade est trop brillant, n’ont pas pu construire légalement. « Ici, on ne peut pas être fonctionnaire et avoir une maison, donc celui qui a ça, il a vendu du crack », entérine-t-il.

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