Football Leaks : ce que le football est devenu

06 - Décembre - 2016

S’il est difficile d’apprécier l’impact des « Football Leaks », au-delà de la sensation créée par leurs premières révélations (d’autres sont annoncées, concernant notamment la France), et si la nature des faits ne peut constituer une surprise, au moins obligent-elles à considérer frontalement ce que les évolutions économiques du football, depuis une trentaine d’années, ont fait de lui… et à quel point il est le symptôme de pathologies plus globales.

DANS LE GIRON DU CAPITALISME MONDIALISÉ

On peut trouver la première origine des profondes dérives constatées aujourd’hui dans la transformation des clubs de football professionnels en « entreprises comme les autres », il y a une trentaine d’années, au début d’une ère de folle croissance économique. Dès lors, leurs actionnaires sont entrés en possession de leur patrimoine matériel et immatériel pour en disposer à leur guise. Si les introductions en bourse ont, dans leur grande majorité, constitué des échecs, les clubs sont devenus les proies d’une myriade d’investisseurs internationaux – oligarques russes, fonds américains, milliardaire asiatiques, émirs ou pays du Golfe, etc.

Le football a longtemps constitué un piètre investissement, mais il ménage désormais des possibilités de profits spectaculaires. En outre, il offre à certains pays de puissants outils de stratégie diplomatique et à des individus la possibilité d’acquérir un pouvoir qui déborde largement la sphère sportive et même économique. Il attire enfin tous ceux qu’intéressent des circuits financiers opaques. Le capital des clubs les plus riches n’a généralement plus aucun ancrage local, et il est dispersé dans une nébuleuse de sociétés imbriquées ou dissimulées les unes dans les autres avec d’inévitables ramifications dans l’archipel des paradis fiscaux.

Ayant à gérer des coût salariaux pharamineux, l’oligarchie des clubs européens a milité pour obtenir des régimes fiscaux spéciaux (comme celui des « impatriés ») tout en profitant de la compétition fiscale entre les États. Mais cela ne l’a en rien dissuadée de recourir à des dispositifs moins licites pour rémunérer les stars de ses effectifs en les faisant échapper à l’impôt – notamment via les droits d’image et les formes « dérivées » de rémunération. De nombreux joueurs, avec leurs gestionnaires de patrimoine, avocats fiscalistes et autres conseillers moins officiels, ont eux-mêmes recherché de tels arrangements pour l’ensemble de leurs revenus.
L’ACCUEILLANTE JUNGLE DES TRANSFERTS

Après Neymar et Messi, Cristiano Ronaldo complète donc le trio des plus grandes stars du football impliquées dans des affaires de dissimulation fiscale. Les documents sur la spectaculaire opération dont il est soupçonné d’avoir profité portent aussi la lumière sur le rôle des « super-agents » comme Jorge Mendes. Les premières révélations de la source à l’origine des Football Leaks, l’an passé, avaient aussi pointé à la fois l’omniprésence et la totale opacité de la société Doyen Sports, dont le puissant Nelio Lucas tire les ficelles. Dans les deux cas, on découvre des myriades de sociétés, qui génèrent des commissions en cascade et qui font transiter des sommes par des circuits dissimulés.

On a ainsi assisté à l’apparition d’une nouvelle position de pouvoir occupée par ces « directeurs sportifs » qui ne valorisent pas seulement une compétence à recruter les meilleurs joueurs, mais surtout la puissance de leur réseau et leur maîtrise des circuits par lesquels transitent les propositions…et les flux financiers [1]. Les clubs se les disputent alors qu’ils sont le symptôme d’un système dans lequel les conflits d’intérêts sont centraux et permanents, dans lequel les intermédiaires s’enrichissent de manière opaque.

Agents et directeurs sportifs évoluent sur un marché des transferts dont la croissance a été exponentielle, tant pour le nombre de mouvements de joueurs que pour le montant des sommes versées. Depuis la dérégulation initiale consécutive à l’arrêt Bosman en 1995, presque rien n’est venu s’opposer au mouvement [2].
L’INDIFFÉRENCE DES POUVOIRS PUBLICS

Les syndicats de footballeurs réclament depuis des années une réforme des transferts qui reviendrait à l’abolition du système actuel, excessivement spéculatif et qui prive les joueurs d’une partie de leur liberté de choix [3]. Une telle réforme limiterait aussi le poids des agents et le volume exorbitant de leurs commissions, asséchant une grande partie des flux financiers.

Les pouvoirs publics, peu enclins à ennuyer une industrie prospère dont les vertus lénifiantes ne sont plus à prouver, et comme à leur habitude peu soucieux de l’intérêt général, n’ont pas daigné s’emparer du sujet. Leur laxisme ou leur bienveillance sont flagrants aussi bien en Angleterre, où la Fédération et le gouvernement ont soigneusement ignoré les alertes, qu’en Espagne, où les autorités fiscales ont été d’une passivité dont l’EIC (le consortium de médias qui a traité les données ayant fuité) s’étonne, compte tenu de tous les éléments dont elles disposaient sur les clients de Jorge Mendes.

Championnat le plus riche, qui s’est assuré une hégémonie financière inédite, La Premier League est actuellement secouée par une rafale d’affaires plus ou moins imbriquées, impliquant clubs, joueurs et entraîneurs. L’évitement fiscal y est pratiqué comme un sport de compétition, les capitaux des actionnaires sont d’une traçabilité difficile, le marché des transferts y est hystérique, et des pratiques douteuses y sont banales – comme l’a démontré le scandale qui a coûté son poste de sélectionneur à Sam Allardyce, piégé par des journalistes.
VERS UN CHOC DE CONSCIENCE ?

Pour une part essentielle cependant, cette affaire ne relève pas spécifiquement du football. Elle illustre la cupidité sans limite des hyper-riches, quels qu’ils soient. Une cupidité qui pousse à accumuler des fortunes impensables – et même indépensables. Cristiano Ronaldo, qui gagne près de 7.000 fois le salaire médian espagnol, pays en grande difficulté économique et sociale, a voulu échapper à un taux d’imposition pourtant privilégié sur les sommes qu’il est accusé d’avoir escamotées. Comme s’il s’agissait de refuser le principe même de l’impôt (ce qui, accessoirement, n’empêche pas de s’acheter une image et une conscience avec des opérations caritatives).

Les Football Leaks viennent à suite d’une série de scandales révélés par les Panama Papers et autres Lux Leaks : l’industrie du football s’inscrit naturellement dans cette économie mondialisée au sein de laquelle multinationales et grandes fortunes, avec la complicité des États (et, en Europe, la bienveillance de l’UE), s’organisent pour échapper aux contributions collectives. Ce football financiarisé participe, lui aussi, à cette vaste entreprise de spoliation des citoyens.

Mais sa spécificité est celle d’une industrie du spectacle. D’un côté, on y verra la confirmation de la duperie que constitue cet « opium du peuple ». De l’autre, on y trouvera un espoir que, du fait justement de sa médiatisation et de la notoriété de ses têtes d’affiche, ce scandale contribue à une prise de conscience générale, en particulier sur la nécessité de requalifier l’évasion fiscale en vol de masse, de consacrer les moyens nécessaires à la lutte contre elle, et enfin de la sanctionner à proportion des sommes confisquées à la collectivité [4]. En théorie, les Football Leaks comportent de quoi remettre en cause ce qu’à la fois le football et nos économies sont devenus.

[1] Comme Luis Campos, ex de l’AS Monaco convoité par l’OM mais qui devrait rejoindre le projet de reprise du Lille OSC.
[2] La réforme des transferts du début des années 2000 a eu des effets bien en-deçà de ses ambitions, et plus récemment l’interdiction de la tierce propriété des joueurs n’a pas enrayé la transformation des joueurs en produits financiers.
[3] Une récente étude de la FIFPro estime à 29% la proportion de ceux qui ont été transférés contre leur gré au cours de leur carrière.
[4] Certes, les grands médias sportifs, et en tout premier lieu les diffuseurs, vont éviter (ou être simplement incapables) de traiter le dossier en lui accordant une place significative dans la hiérarchie des informations. D’abord en raison d’un cloisonnement qui sanctuarise le spectacle sportif, et relègue dans le hors-champ tous les autres aspects. Ensuite parce que pour la plupart, ils sont trop intéressés à la vente du produit football pour risquer d’en altérer l’image. Enfin, ils hébergent de bons chiens de garde.

Jérôme Latta le monde

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