Le Doyen Alassane Oumar Bâ adresse une lettre ouverte à Amady Diouf : "accusateur de Sonko hier, te voilà chargé de le juger aujourd’hui..."
Mon cher Amady Diouf !
D’avance ne t’attends pas à ce que l’Almamy du Lao en plein cœur du Fouta que je suis te vouvoie. Je ne l’ai jamais fait ni pour un Diola ni pour un Sérère. Un de mes anciens patrons – le Ministre d’Etat Robert Sagna ( un trés grand homme d’Etat) – l’avait tellement compris qu’il ne m’en a jamais voulu.
Si j’ai décidé de m’adresser à toi par lettre ouverte c’est pour attirer ton attention et celle de tes jeunes collégues sur ce que fut la magistrature de notre pays.
Cher Amady !
Dans ta formation à l’ENAM (ancêtre du CFJ actuel) tu as dû apprendre que Maître Lamine Guéye, premier avocat Sénégalais, compte parmi ses élèves Issac Foster , Kéba MBaye , Ousmane Camara ( tous trois anciens Premiers Présidents de la Cour Suprême du Sénégal ), Ousmane NGoudiame et autres. Tu as dû également apprendre que ces monuments de la magistrature ont pétri , malaxé , moulé , modelé , façonné et formaté toute une cohorte de magistrats : Magatte Diop , Abdoulaye Mathurain Diop , Assane Bassirou Diouf , Amadou Louis Guéye, Abdoul Aziz Ba, El Hadj Guissé , Hélène NDiaye , Andrézia Vaz MBodj , Maïmouna Kane , Mame Madior Boye , Dior Fall , Mireille NDiaye , Seydou Bâ , Cheikh Tidiane Diakhaté , Cheikh Tidiane Mara , Cheikh Tidiane Coulibaly , Cheikh Tidiane Faye , Seynabou NDiaye Diakhaté , Mariéme Diop Guéye, Ousmane Diagne , Malick Diop , Malick Sow , Demba Kandji , Souleymane Téliko et autres ( la liste n’est pas exhaustive ). Le peuple Sénégalais souverain a créé une belle chanson en l’honneur de ces grandissimes , gigantissimes et brillantissimes magistrats qui ont toujours rendu la justice en son nom . Reconnaissant et fier de ses enfants , ce peuple a coiffé ces grands hommes d’un bonnet en or massif et ces grandes dames ont reçu des foulards en Ngalam serti de diamants.
Cher Amady !
Je me plais toujours à raconter aux jeunes qui me fréquentent les » dialorés » de trois de tes prédécesseurs à la Cour d’Appel de Dakar ( Monsieur Magatte Diop , Madame Andrézia Vaz MBodj et Monsieur Demba Kandji ) et de tes trois autres prédécesseurs à la chambre de mise en accusation prés la dite Cour (MM. Cheikh Tidiane Coulibaly , Malick Diop et Malick Sow ).
Je partageais avec le Président Magatte Diop l’amour de la lutte avec frappe. Il aimait et servait tellement ce sport qu’à un moment donné il avait été porté à la tête de son organe dirigeant. Ce grand Magistrat qui alliait compétence , pertinence , éloquence et élégance m’a appris que s’il y a conflit entre la loi d’une part et d’autre part la morale et l’éthique, il faut se mettre du côté des deux derniers substantifs.
A l’élection présidentielle de 1993 , Madame la Présidente Andrézia Vaz MBodj avait présidé avec toute l’autorité requise la Commission nationale de recensement des votes (CNRV) dans laquelle j’avais représenté le candidat d’un parti aujourd’hui disparu du champ politique . Auparavent j’avais siégé à la Commission départementale de Pikine alors présidée par le juge Cheikh Tidiane Faye . J’avais été séduit par la grandeur de Mme MBodj , par son indépendance , par sa hauteur , sa rigueur et son détachement vis-à-vis des choses d’ici- bas. Son attitude dans une situation politique alambiquée par la démission du Président du Conseil Constitutionnel – le pére Kéba MBaye – avait frappé tous les membres de la CNRV.
J’ai connu le Président Demba Kandji en 1990 alors qu’il était un jeune juge au tribunal régional hors classe de Dakar qui était logé dans l’immeuble actuellement occupé par le Haut Commandement de la gendarmerie ( rue Joseph Gomis ). Ce jeune Magistrat qui venait au travail souvent en jeans et portait des chaussures avec épérons ( comme Miky le Justicier ) avait osé aller à l’encontre d’un Oukase de celui qu’on appelait alors Demi Dieu ( feu Jean Collin ). Après un procès qu’il avait présidé , le jeune Kandji avait libéré l’accusé alors que Demi Dieu exigeait une peine de trois ans de prison. Les faits ayant été couverts par une loi d’amnistie je ne m’y étendrais pas outre mesure.
Nos compatriotes ont connu tes prédécesseurs à la chambre de mise en accusation ( Président Cheikh Tidiane Coulibaly et ses collègues Malick Diop et Malick Sow ) lors de la triste affaire Maître Séye . Au moment où les grosses pontes du régime socialiste attendaient le renvoi de Abdoulaye Wade ( supposé commanditaire de l’assassinat) devant la Cour d’Assises , le Président Coulibaly et ses collègues lirent et dirent strictement le droit malgré d’énormes pressions venant du sommet de l’Etat. Dans ses mémoires Abdou Diouf aurait été plus honnête s’il avait fait part de toutes les pressions qu’il avait exercé sur le juge Malick Sow. J’espère que dans les siennes , Moustapha Niasse révélera les pressions qu’il avait voulu exercer sur le juge Coulibaly en passant par Ndiogou Wack Bâ. L’argumentaire de l’arrêt « blanchissant » Abdoulaye Wade était solide , clair , explicite , pertinent et rigoureux . Belle victoire du droit !
Cher Amady !
Il me reste encore beaucoup à dire mais avec l’âge les problèmes oculaires m’assaillent. Donc je vais conclure . Du banc du ministère public te voilà revenu au siège. Autrement dit , accusateur de Ousmane Sonko hier , te voilà chargé de le juger aujourd’hui. Dilemme cornélien ! Lourde responsabilité devant Dieu et devant l’Histoire surtout si on pense à l’étroitesse d’une tombe ! Quand les accusateurs jugent leurs accusés , les avocats défenseurs sont admis de force à la retraite et les portes des prisons largement ouvertes.
Le doyen que je suis va t’aider en te confiant à Maître Lamine Guéye alors Président du tribunal de Fort de France en Martinique et à Victor Hugo, à travers deux citations à eux empruntées :
1. « Revêtu de la robe noire ou de la robe rouge je rends la justice au nom du peuple souverain. Il me suffit de dire à mon prochain que demain à 4 h du matin il sera mort pour que demain à 4 h du matin il soit cadavre sans avoir de comptes à rendre qu’à ma conscience ».
2. « La meilleure façon de respecter une loi qui est contre les droits c’est de la violer ».Que Dieu te garde , Amady.
Par Doyen Alassane Oumar Bâ
Dakar Sénégal