ALIOUNE TINE: «LE FORCING POUR LE TROISIEME MANDAT EST LA MARQUE D’UN SEUIL CRITIQUE POUR LA PAIX ET LA STABILITE ET LA SECURITE DE L’ETAT»

22 - Octobre - 2019

Alioune Tine, fondateur d’Afrikajom center, se prononce sur la reforme forcée de la constitution pour rester au pouvoir
Comment comprendre cette propension des dirigeants africains de vouloir briguer un troisième mandat ?

A Conakry, on a la volonté inébranlable du président Alpha Condé de réviser la Constitution pour déverrouiller les dispositions relatives à la limitation des mandats et en face, la volonté aussi inébranlable du Front national pour la défense de la constitution (Fndc) formé par la société civile et tous les partis d’opposition. Quand Sékou Touré avait fait face au Général De Gaulle proclamant «nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage», brandissant les valeurs de liberté, de dignité, de résistance à l’oppression face à la France, devenant lui-même le modèle absolu de la résistance à la colonisation, personne ne pouvait deviner qu’il allait lui-même régner plus tard par la terreur. De là le point de départ de l’épopée tragique, d’une histoire politique marquée par la violence de la répression sur les dissidents politiques, avec des exécutions sommaires, tortures, détentions arbitraires et des exils forcés.

Dans les années 1990- 2000, la situation n’a pas fondamentalement changé avec les régimes de Lansana Konté, de Dadis Camara et des autres. Mais cela n’a guère brisé la résistance des dissidents politiques et de la société civile en Guinée, au premier rang desquels le Président Alpha Condé, ancien Président de la FEAN ; qui a vécu l’exil politique pendant plus de dix ans parce qu’il était condamné à mort par contumace par Sékou Touré et a fait la prison en 1998 sous le règne de Lansana Konté, mobilisant tous les démocrates de la planète, en premier ligne les sénégalais. Ce qui fait de lui, un des symboles africains de la lutte pour la démocratie et les libertés fondamentales en Afrique. Il est supposé être le Président le mieux placé pour mettre un terme aux errements démocratiques et constitutionnels en modernisant la culture politique, avec la construction d’une citoyenneté capacitaire qui abolisse définitivement les polarisations communautaires et les conflits politiques qui polluent la vie en Guinée. Concernant la limitation des mandats à deux, il s’agit désormais pour les citoyens africains d’un acquis devenu irréversible : l’expérience du Niger avec la «tazartché» de Mamadou Tandia en 2009, pour réviser la Constitution et qui a du dissoudre l’Assemblée Nationale et la Cour Constitutionnelle qui s’y étaient opposées et a dû être stoppé dans cette aventure par un coup d’état militaire.

L’actuel Président du Niger, Mamadou Ussufou a bien retenu la leçon et s’est fait le chantre de la promotion de la limitation des mandats à deux. En 2011, les évènements du 23 juin ont montré la farouche hostilité des Sénégalais pour un troisième mandat, ce qui a contribué à la défaite du Président Wade à la présidentielle de 2012. En 2014, le Président Burkinabé Blaise Compaoré a quitté le pouvoir dans des conditions humiliantes, chassé par une insurrection populaire, par la suite le Burkina a connu une certaine instabilité politique avec un nouveau coup d’état militaire, une nouvelle insurrection populaire et aujourd’hui les attaques récurrentes des groupes armés djihadistes. Tous cela pour dire que le forcing pour le troisième mandat est la marque d’un seuil critique pour la paix et la stabilité et la sécurité de l’Etat. C’est également une limite au-delà du supportable pour les citoyens africains qui ont appris à se mobiliser, à s’organiser pour stopper les présidents africains qui ne savent pas quitter le pouvoir dans les délais constitutionnels. Il faut également méditer sur les révolutions, les insurrections, les manifestations les plus récentes qui ont eu raison du régime du Président Algérien Bouteflika et du régime soudanais le Président Omar EL Bachir. La problématique du troisième mandat est l’arbre qui cache la forêt des dysfonctionnements et autres entropies démocratiques qui reposent essentiellement sur une conception très restrictive de la démocratie largement comprise comme la démocratie électorale et la démocratie constitutionnelle. Il s’a git d’une profonde méconnaissance de la complexité du système démocratique, simplifiée et réduite à la procédure d’autorisation ou de permis de gouverner mais aussi aux pouvoirs constitutionnels reconnus aux institutions. On assiste à la mise en place de régime autoritaire, de césarisme démocratique avec des tendances lourdes, à l’instauration des partis-Etat, de privatisation de la politique et des institutions, , et toutes les conséquences liées à la gouvernance politique, économique et financière. Reste l’attraction et la fascination que l’idole ou la religion du pouvoir exerce sur certains chefs d’Etat accrocs au pouvoir pour filer la métaphore de la « drogue- pouvoir » de Léopold Sedar Senghor.

Qu’en est-il des textes dans les états ouest-africains ?

Toutes les Constitutions ouest-africaines reconnaissent la limitation des mandats depuis que les pays africains sont engagés dans les transitions démocratiques des années 1990, la reconnaissance de la démocratie libérale avec le multipartisme et la pluralité des médias. Mais dès que les présidents ont envie de rester au pouvoir, ils empruntent des voies de contournement, des révisions constitutionnelles pour faire sauter le verrou de la limitation de mandats.

Comment faire pour endiguer ce fléau qui fait beaucoup de victimes à la veille des élections présidentielles?

Apres les Conférences nationales souveraines qui avaient permis aux Africains de réinventer la démocratie, il n’y a pas eu de réflexion profonde pour examiner, «auditer» les expériences démocratiques du passé ce qui fait que la plupart des régimes qui ont résisté aux transitions démocratiques et qui ont mis en place des présidences à vie ont négativement influencé certains chefs d’Etats africains (Gabon, Congo Brazza et Togo).

A mon avis, le temps est venu pour nous : d’abord de repenser les systèmes démocratiques et de gouvernance en Afrique. Il faut tout de même souligner les efforts des Sénégalais qui ont fait œuvre de pionnier avec les Assises nationales qui constituent un «audit» grandeur nature du système politique économique et social. La réflexion est d’autant plus nécessaire qu’on assiste dans le monde à une crise de la démocratie représentative, de la montée des populismes, des politiques de haine et de rejet de l’autre. Il est temps pour les africains de réfléchir sur les conditions d’émergence d’une démocratie délibérative et distributive dans des sociétés justes et équitables qui placent le citoyen comme le principal centre d’intérêt de l’émergence.

Ensuite, il faut mettre en place un véritable mouvement citoyen ouest-africain formé de citoyens, de membres de la société civile et des partis politiques toutes sensibilités confondues et inscrire dans le protocole additionnel de la Cedeao la limitation des mandats à deux pour les raisons liées à la paix et à la stabilité et à la sécurité régionale. Force est de constater la vulnérabilité croissante des pays de la Cedeao et du Sahel mal préparés aux conflits asymétriques et à la lutte contre le terrorisme qui se répandent comme un feu de brousse. Dans ce contexte géopolitique, la déstabilisation de la Guinée pourrait avoir des conséquences improbables sur toute la région, d’où l’urgence pour les chefs d’Etat et de gouvernements de l’Union Africaine d’engager une action diplomatique pour faciliter le dialogue politique en Guinée.
Sud quotidien 

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