Les Mourides au XXe siècle, une autre histoire de la société sénégalaise

16 - Octobre - 2017

Les Mourides au XXe siècle, une autre histoire de la société sénégalaise
Minaret de la Grande Mosquée de Touba
Question à... Cheikh Anta Babou, Associate Professor of History (University of Pennsylvania) et auteur du "Jihad de l'âme : Ahmadou Bamba et la fondation de la Mouridiyya au Sénégal, 1853-1913" (Paris, Karthala, 2011).


Quel était l’état de la Mouridyya en 1927, à la mort de Cheikh Ahmadou Bamba ?

À la mort de Cheikh Ahmadou Bamba à Diourbel en 1927, la Mouridiyya était en plein essor. Son séjour de sept ans d’exil au Gabon et la politique répressive de l’administration coloniale après son départ du Sénégal, avaient conduit à la dispersion des cheikhs mourides et à l’affaiblissement de la confrérie. Mais son retour au Sénégal en 1902 avait revigoré les disciples. L’assignation de Bamba en résidence surveillée à Diourbel dans la province du Baol, la terre de ses ancêtres en 1912, et la politique de « rapprochement » inaugurée par le gouverneur général William Ponty avaient rassuré les cheikhs et disciples mourides. Ahmadou Bamba partageait cet optimisme. En 1913, il demanda et obtint l’autorisation de construire sa propre maison qui deviendra bientôt un quartier de plusieurs centaines d’habitants. Il y édifia une mosquée en 1916, institua la célébration collective du mawlud (anniversaire du Prophet Muhammad) qui attirait des milliers de fidèles à Diourbel chaque année, demanda aux disciples de commémorer la date de son départ en exil. L’utilisation de l’espace dans le quartier qui intègre l’architecture et la géométrie sacrée de l’Islam inspira un mode d’occupation de l’espace que l’administration coloniale identifiera comme le modèle type du village mouride. Tous ces actes suggèrent une volonté consciente d’institutionnalisation et d’enracinement de la Mouridiyya dans le Baol.

L’installation définitive de Bamba à Diourbel semble, également, avoir libéré l’énergie des mourides. Dès 1912, un vigoureux mouvement migratoire vit l’expansion des villages mourides dans le Baol oriental. Ce mouvement va bénéficier de l’introduction de l’arachide, la principale culture de rapport du Sénégal dont les mourides deviendront les champions. Les cheikhs mourides, à la cherche de terres fertiles, lancent ce que Paul Pellissier a appelé le « front pionnier mouride » qui les amena à l’Est du Sénégal à des centaines de kilomètres du pays mouride. Le rôle central des mourides dans l’économie arachidière et leur comportement jugé exemplaire pendant la Grande Guerre finissent de convaincre l’État colonial de l’importance d’une politique conciliante envers la Mouridiyya. Le doute sur la loyauté de Cheikh Ahmadou Bamba persistera jusqu’ à sa mort en résidence surveillée, mais le climat de détente favorisa l’essor de la confrérie. En 1926, Bamba reçut l’autorisation de construire une mosquée à Touba, la ville sainte des mourides dont il est le fondateur et où il sera enterré. Cette mosquée qui a coûté environ cinq millions de Francs de l’époque, est aujourd’hui le plus grand édifice religieux en Afrique occidentale.

Quelle est la place de la Mouridiyya dans l’histoire du Sénégal au XXe siècle ?

On peut mesurer la place de la Mouridiyya dans l’histoire du Sénégal par sa place dominante dans l’historiographie du pays. Jean Copans avait estimé à quatre mille pages le nombre d’études consacrées à la Mouridiyya entre 1965 et 1980 ; ce nombre doit, peut-être, être multiplié par quatre pour s’approcher du volume d’études scientifiques sur les mourides aujourd’hui. Ces études se sont focalisées particulièrement sur le rôle économique et politique de la confrérie. Copans avait titré son livre paru en 1980 Les Marabouts de l’arachide pour souligner le rôle central de la Mouridiyya dans l’économie arachidière du Sénégal, avant de noter la disparition de cette économie mouride dans la deuxième édition parue en 1988.

En effet, dès le lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, avec la libéralisation de la politique coloniale, un mouvement migratoire mouride vers les villes sénégalaises de la côte Atlantique s’était amorcé. Ces marchands mourides deviendront bientôt les maȋtres de l’économie informelle dans les marchés de Dakar, la capitale du Sénégal, avant de s’illustrer dans les villes touristiques françaises, italiennes et espagnoles ou ils éliront domicile à partir du début des années 1960. Les premiers milliardaires sénégalais connus : El Hadj Ababacar Kébé (Njouga) et El Hadj Djily Mbaye font partis de ces hommes d’affaires mourides.

La puissance économique mouride est à la fois la conséquence et la cause de son influence politique. Les politologues britannique et français, Donal Cruise O’Brien et Christian Coulon ont montré comment les chefs religieux sénégalais, et plus particulièrement mourides, ont noué un « contrat social » avec l’État postcolonial. Il s’agit d’un système d’échange de services par lequel, contre le soutien discret du gouvernement, les chefs religieux consentent à combler le déficit de légitimité de l’État en jouant le rôle de soupapes de sécurité pour aider au maintien de la paix civile et de la stabilité politique. Ce système n’est pas parfait, s’il a bien fonctionné entre Léopold Senghor, le premier président du Sénégal, et le deuxième caliphe des mourides, il a connu des heurts sous le magistère du troisième caliphe, Abdou Lahad Mbacké. Sous Abdoulaye Wade et son successeur, Macky Sall (le président actuel) tous les deux mourides de confession, l’influence politique de la Mouridiyya continue d’être importante.

Que représente la Mouridiyya aujourd’hui au Sénégal et quelles récentes évolutions peut-on constater ?

La Mouridiyya continue de jouer un rôle de premier plan dans la vie économique et politique du Sénégal. Les mourides maintiennent leur domination sur le secteur économique informel et des percées notables ont été observées au niveau des petites et moyennes entreprises. La ville sainte mouride de Touba, qui était un village de quelques milliers d’habitants à l’indépendance en 1960, est devenue la deuxième ville du Sénégal après Dakar avec une population de plus d’un million d’habitants. Le pèlerinage annuel (Magal), commémorant le départ en exil d’Ahmadou Bamba, attire dans la ville sainte plus de deux millions de visiteurs par an, y compris des milliers venant de l’étranger. La Mouridiyya est devenue aujoud’hui une organisation globale avec des disciples dispersés au niveau des cinq continents.

Mais plusieurs défis assaillent la Mouridiyya. Avec la mort de tous les fils d’Ahmadou Bamba, le leadership incombe maintenant aux petits-fils et arrières petits-fils qui n’ont ni le prestige ni le charisme de leurs prédécesseurs. La résultante en est un affaiblissement de l’autorité du caliphe qui est de plus en plus débordé par des forces centrifuges animées par des cheikhs motivés principalement par la consolidation de leur propre pouvoir. Il s’y ajoute les difficultés inhérentes à la gestion de la métropole de Touba, qui est gérée par le caliphe comme une zone extra-territoriale où l’autorité de l’État du Sénégal reste limitée. Les mourides veulent bénéficier de tous les avantages d’une ville moderne tout en s’épargnant ses travers moraux et sécuritaires, mais cette aspiration s’avère difficile à réaliser. Touba souffre des déficiences familières aux citadins du monde en développement : problèmes avec l’alimentation en eau et électricité et le ramassage des ordures, voirie défectueuse, insécurité. Dans le passé, la Mouridyya a montré une grande capacité d’adaptation, il reste à voir si elle trouvera en son sein les ressources pour juguler les défis qui l’interpellent présentement.

Libération 

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