Mamadou Diouf: "recenser toutes les options pour l'Afrique de demain"

08 - Novembre - 2016

PENSÉES DE DAKAR-SAINT-LOUIS. Pour l'historien sénégalais, le débat sur la pensée noire et/ou africaine doit s'élargir et s'ouvrir de nouvelles perspectives.

L'ambition des Ateliers de la pensée, selon ses organisateurs, sonne comme une énième tentative de reconnecter avec une vieille tradition établie au début du XXe siècle, avec les congrès « des intellectuels et artistes noirs », qu'ils se revendiquent panafricains ou non. L'idée en était que les Noirs, dispersés sur tous les continents, ont l'obligation de se réunir à des moments particuliers pour parler et de leur destin et du destin de l'Afrique dans le monde, et « dans le monde » est l'aspect le plus important.
Londres, lieu du premier rendez-vous de la pensée noire

Le premier congrès panafricain a eu lieu à Londres en 1900 et cinq ont suivi ; ils sont d'abord animés par les Africains américains et afro-caribéens, avec une présence africaine. Ils réunissent des Noirs des colonies et des métropoles européennes ou américaines qui confrontent leur imagination du passé du continent africain, leur combat contre le racisme et le préjudice contre les Noirs et contre l'ordre impérialiste mondial. Ils veulent changer le monde pour aménager une place à une Afrique indépendante et développée. Un débat intellectuel et politique inscrit dans le temps du monde.
Manchester en 1945 : le tournant

Pour l'Afrique, le grand tournant est le congrès panafricain de Manchester de 1945 financé par les syndicats de travailleurs africains. Les Africains prennent le relais du leadership africain américain. L'Afrique devient l'actrice, Nkrumah et Kenyatta en sont les organisateurs, comme si Du Bois passait le relais. La tradition se poursuit en 1956, à la Sorbonne, avec Présence africaine.

Avec les Ateliers de la pensée de Dakar et Saint-Louis, on a affaire, me semble-t-il, à un « brainstorming » qui va permettre d'aller plus loin, et non à un congrès : certains Africains pensent qu'il faut reprendre la réflexion, c'est-à-dire produire des connaissances susceptibles, dans un environnement qui a complètement changé, d'ouvrir de nouvelles pistes pour alimenter le débat public et construire une vision partagée, à l'échelle des États, des régions et du continent. Les Africains se sont laissé convaincre qu'ils étaient trop pauvres pour perdre du temps et des ressources dans la réflexion.

Il est possible, si l'on retourne à l'histoire, d'apprécier à sa juste mesure le rôle à la fois messianique et missionnaire des premiers congrès. Il s'agissait d'imaginer et de construire l'Afrique et le monde noir de demain, de les soustraire de la domination, d'afficher leur contribution, parfois pionnière, à la condition humaine et à la civilisation de l'universel.
Un peu d'histoire...

Avant 1945, le point d'ancrage du projet d'émancipation de la communauté noire était la race, la couleur, pour une raison simple : la pigmentation était la raison, non seulement de la violence du traitement dont ils étaient l'objet, mais était aussi le signe de la malédiction. De surcroît, ils étaient soit colonisés, soit privés de citoyenneté dans les métropoles où ils vivaient. On interprète souvent cette démarche comme essentialiste sans prendre en considération que la race, dans les circonstances du début du XXe siècle, fonctionne à la fois comme un cri de ralliement et comme un pays en l'absence de nation. La race devient ainsi un dispositif dans une démarche essentialiste stratégique (Gayatri C. Spivak parle de "strategic essentialism") dans lequel le combat contre le racisme, central dans leur démarche, est néanmoins solidement arrimé à la lutte pour la préservation des ressources produites dans la dialectique de l'assignation, de l'autoproduction de soi, de la résistance et du retrait. Une culture qui soutient les piliers de la maison noire (Home de Toni Morrison) autour desquels s'enroulent les récits dont les sources et ressources ressortent de la race. Ils n'ont pas de nations, ne peuvent pas être nationalistes ; ce qu'ils veulent construire dépasse les frontières des empires et des nations parce qu'on ne leur a pas laissé un espace qu'ils peuvent revendiquer. La race comme espace d'ancrage s'estompe à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

En 1945, les Noirs américains s'engouffrent dans les failles ouvertes par la guerre et s'investissent dans des luttes à l'intérieur des États-Unis, pour les droits civiques, et, dans le contexte de la guerre froide, décrochent de l'internationalisme qui était l'essence du panafricanisme. Le prix qu'ils payent à inscrire leur lutte à l'intérieur des États-Unis est ce décrochage, ils essaient de se mouler dans le cadre de la nation et d'arracher une citoyenneté dynamique.

Les Africains, eux aussi, se détournent de l'internationalisme noir alimenté par la globalisation raciale. Ils recentrent le panafricanisme au continent. Ils abandonnent la vision racialiste et ouvrent le débat sur les contours de la nation avec deux options : les fédéralistes, dont Senghor, qui dénoncent le nationalisme territorial (la balkanisation) ; en 1956 puis en 1959, les congrès seront davantage le fait d'intellectuels et d'artistes qui veulent reprendre et reconfigurer le projet panafricain.
Célestin Monga remet l'impératif économique dans le débat

Nous avons assisté à des échanges très libres, et la parole de l'économiste Célestin Monga a été importante en ce qu'il recadre le débat en mettant l'accent sur l'impératif économique pour s'attaquer aux multiples défis, de l'éducation et de l'emploi des jeunes, de l'accès aux logements, des règles inégalitaires et discriminatoires du genre et de la génération… Je partage la position de Célestin, le projet de refondation des sociétés africaines – le passage de sociétés traditionnelles à des sociétés ouvertes ne peut pas se faire si les conditions d'épanouissement matériel, moral, culturel et politique ne sont pas en place. Le meilleur argument pour un État fédéral, c'est la création d'économies viables, d'emplois, assurer l'accès à la santé et à l'éducation et se doter des infrastructures et des ressources indispensables pour la compétition mondiale. Les Européens, après deux guerres, ont commencé à se regrouper en considérant leur complémentarité économique, en abaissant les tarifs douaniers et en ouvrant des espaces de coopération sur certains produits (le marché commun du charbon du fer) avant la Communauté économique européenne et enfin l'Union européenne. Ne faut-il pas reconnaître aux Africains le droit de passer par les hauts et les bas qui rythment la construction des grands ensembles politiques et économiques ? Un processus imprévisible et jamais achevé, comme en témoigne le Brexit.
De l'importance d'un large brassage d'idées

Le but, dans ces ateliers, est de ramener les idées : les économistes font leur boulot, on garde la mémoire, on continue de parler. L'Afrique a mis en œuvre de multiples options dans le temps et l'espace, de l'intangibilité des frontières qui a permis d'éviter les guerres de frontières (il y en a eu deux ou trois), certainement pas leur calcification, les transformant en espaces de non-droit, de contrebande et de conflits aux tentatives de mise en place de communautés économiques régionales, en passant par le consensus relatif à la non-reconnaissance de régimes hérités d'interventions violentes.. Une ossification des frontières qui contredit la mobilité qui semble avoir été déterminante dans l'histoire des sociétés africaines. Mouvement des hommes et des femmes, mouvement des idées qui ont alimenté des cultures transactionnelles. Les historiens ont montré que les formations politiques anciennes de l'Afrique étaient d'une grande plasticité, qui se présentent comme des constellations de plusieurs langues, modes de gouvernance, compositions ethniques, avec un centre qui administre le pluralisme et la diversité. En comparaison avec la France qui a imposé une seule langue pour construire la nation, aucun État africain ancien (les empires du Soudan occidental, par exemple) n'a imposé une langue ; les leaderships des États vaincus ont été maintenus quand ils se sont montrés prêts à collaborer.
S'organiser pour avoir une libre conversation

Le Codesria se trouve à Dakar, pas ailleurs. Le système politique sénégalais, même quand il était autoritaire avec un parti unique, a respecté l'indépendance des intellectuels. Cette institution a été créée ici par des marxistes, des opposants aux régimes en place dans la plupart des pays africains, pour s'offrir un espace de réflexion et d'échanges indépendants des pouvoirs autoritaires. Senghor a attribué à l'institution un statut diplomatique, la soustrayant aux polices, politique et intellectuelle, et aux pressions des régimes africains, y compris l'État sénégalais. Le Codesria pouvait inviter des intellectuels de toute l'Afrique, y compris de l'Afrique du Sud, des exilés comme ceux de la Rhodésie du Sud… à Dakar, qui était devenue un espace de production et d'émission d'une recherche et d'une critique politique libres et indépendantes.

Et ce qui m'a le plus marqué, dans ces ateliers, c'est la conduite d'une conversation entre des gens d'horizons différents et la capacité, comme dans les congrès de 1956, 1959, à engager une discussion où toutes les options sont sur la table sans animosité. La période des indépendances avait cristallisé les oppositions idéologiques, politiques, économiques, et ça a duré jusqu'à la fin de la première décennie de ce siècle. L'ensemble des tentatives de résurrection du débat a échoué parce qu'on s'est réuni par chapelles, et qu'elles ont explosé. Il faut maintenant poursuivre le débat, l'élargir à d'autres intellectuels, au-delà des frontières de la littérature, des arts et des sciences sociales, pour progressivement dégager un agenda, recenser toutes les options pour mettre en place les connaissances indispensables pour dégager une vision pour l'Afrique de demain.

* Professeur et directeur de l'Institut d'études africaines de l'université Columbia de New York. Son texte a été obtenu avec la complicité de Valérie Marin la Meslée, journaliste au "Point".

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