Péril du Covid-19 : Pourquoi faut-il effacer la dette de l’Afrique ? Par Abdou Latif COULIBALY

21 - Avril - 2020

L’idée d’effacement de la dette africaine, à peine lancée par le président de la république du Sénégal, a fait débat et, continue d’en faire, au-delà des frontières africaines. L’appel en question fait, naturellement, débat en ce qu’il questionne une sempiternelle problématique : comment, à défaut de pouvoir changer le pernicieux ordre économique mondial, le rendre moins affligeant pour une plus grande partie de l’humanité, en particulier pour les populations du Sud, en mettant en place des mécanismes de solidarité minimale entre le peuples. Cette exigence est aujourd’hui rendue davantage plus indispensable par la crise économique procédant de la pandémie du Covid-19. Certains s’interrogent sur la légitimité et sur la faisabilité technique de la nouvelle demande qui ne concerne en réalité que 365 milliards de dollars US. Des sommes dues au titre de la dette publique. Autant dire tout de suite, peu de choses est demandé, au regard des sommes astronomiques payées chaque année aux créanciers par les pays du Tiers monde, en remboursement de capitaux prêtés et d’intérêts divers.

Effacement de dettes, un heureux précédent international

En tout état de cause, cet appel lancé par le Sénégal ne manque pas d’intérêt. Au-delà de la personne qui en a eu l’initiative, la demande réjouit en Afrique, car les discussions qu’elle suscite permettent d’éclairer le monde, en ce qu’elles sont susceptibles d’expliquer les effets bénéfiques qu’une telle mesure pourrait avoir sur les faibles économies de nos pays en ces temps de crise. Et l’on comprend mieux l’idée ainsi exprimée, dès lors que l’on met en parallèle cette nouvelle demande formulée par le Sénégal avec un précédent effacement de dettes qui avait été initié au début de la première décennie des années 2000. Nous parlons, ici, de l’initiative PPTE (Pays Pauvres Très Endettés). Comme la précédente initiative (PPTE), cette nouvelle demande émise par le Sénégal pourrait, entre autres, constituer, dès lors que la communauté internationale accepte de l’endosser, un puissant levier de refondation des économies africaines qui sont du reste durement frappées par cette pandémie du Covid-19. En quoi faisant ? Comme en écho à l’initiative du Sénégal, le FMI a déjà annoncé un allégement de dettes qui n’est certes pas un effacement.

Ainsi, de nombreuses personnes, à travers le monde et même en Afrique doutent que l’appel de Dakar soit suivi d’effets, au-delà de l’accueil favorable que lui réserve Sa Sainteté le Pape François et le Chef de l’Etat français qui l’a également préconisé. Ceux qui doutent ainsi considèrent que l’annonce faite par le Fonds monétaire international (FMI), préconisant l’allégement de la dette de quinze pays africains, est une nette indication quant à la position définitive de la communauté financière internationale, comme réponse apportée à l’appel du Chef de l’Etat sénégalais. Il semble pourtant, à en croire, du moins, des sources proches des milieux financiers internationaux, que la position affichée par le Fonds Monétaire International (FMI) est une mesure conservatoire pour parer au plus pressé, face au pire qui pourrait résulter d’une inaction totale. Il s’agirait pour le FMI d’une réaction d’attente, préalable pour engager l’élaboration d’une stratégie globale, mieux pensée et plus adaptée à une crise économique sans précédent, depuis la crise de 1929. Rappelons que cette crise de 1929 avait produit dans certains pays d’Europe, comme l’Allemagne et l’Italie, des régimes ultranationalistes et fascistes qui ont été à la base de la deuxième guerre mondiale. En rappelant cela, on attire en même temps l’attention des uns et des autres sur les risques – qui sont peut-être de toute autre nature, mais qui n’en sont pas moins périlleux que ceux des années 20 -, pour l’humanité.

Si jamais les égoïsmes nationaux, étroits, fossoyeurs de l’esprit de solidarité internationale, résultant en particulier de l’attitude des pays les plus développés du monde, empêchent de voir et de comprendre que le péril actuel, du fait de la mondialisation des économies, est autrement plus complexe et plus grave que la crise qui a frappé le monde, il y a 90 ans (1929) et à laquelle nous faisions tantôt référence. Au regard de ce qui vient d’être dit, nous pensons que la communauté internationale devrait penser à réactiver les mécanismes de l’initiative PPTE qui avait bénéficié aux pays très pauvres et surendettés. Rebaptisée autrement mais conservant tout de même sa finalité. Cette initiative avait permis de venir en aide à une cinquantaine de pays -les plus faibles et les plus endettés de la planète-, dont trente-cinq (35) nations africaines. Pour mieux comprendre ce que nous avançons, il me semble indiqué de convoquer la teneur de l’opération d’effacement de dettes qui avait été mise en œuvre, sous l’égide des pays développés du G20 qui ont été vite rejoints dans l’initiative par le FMI et le groupe de la Banque Mondiale (BM), ainsi que par la Banque Africaine de Développement (BAD). A l’époque, quand les États sous-développés, au sein desquels les pays africains jouaient un rôle très actif, avaient formulé une demande pressante d’effacement de leurs dettes, les pays du G20 avaient, après un long moment d’hésitation, répondu positivement pour le principe. Ils avaient toutefois décidé, du point de vue de la mise en pratique de la mesure accordée, de définir une méthodologie assortie d’un mécanisme opérationnel très rigoureux.

Cette méthodologie et son mécanisme opérationnel obligeaient chaque pays désireux d’en être bénéficiaire, d’engager des réformes, pour ne pas dire des politiques d’assainissement économique et de mise en œuvre de procédures de transparence et de bonne gouvernance. Toutes mesures tendant à rendre plus efficaces et plus efficientes les politiques publiques de chaque État éligible à l’initiative PPTE. Lors du sommet du G20 tenu à Lyon en 1996, les pays riches, sous la pression des organisations de la société civile, avaient lancé l’initiative en faveur des PPTE. Cette mesure visait comme les précédentes, à soulager les finances des pays bénéficiaires en leur permettant d’économiser des ressources pour soutenir leur développement. Moment ne peut s’avérer plus opportun pour réinventer un tel mécanisme dans le contexte de crise née de cette pandémie du Covid-19 sévissant de façon dramatique et qui n’a pas encore fini de compromettre chaque jour le fonctionnement de toutes les économies du monde.

En estimation grossière, en attendant que des évaluations plus rigoureuses soient faites, notre pays pourrait perdre rien qu’en recettes douanières la bagatelle de 200 à 300 milliards de FCFA. Ce manque à gagner pourrait être circonscrit dans cette fourchette à condition, toutefois, que la crise n’excède pas trois mois. Sans compter toutes les remises fiscales évaluées à un peu plus de 200 milliards FCFA, qui sont concédées par l’Etat aux entreprises, pour sauver des emplois et pour éviter une faillite tous azimut de celles-ci. Autant de ressources perdues par l’Etat entraînant un affaiblissement considérable de ses Finances publiques. Aucune Banque centrale d’un pays sous-développé, encore moins celles de l’Afrique, ne peut, à l’image de ce que font la Réserve fédérale américaine (FED) ou la Banque centrale de l’UE (BCE), faire jouer la planche à billets, en créant massivement de la monnaie pour venir au secours des États. Pour rappel, les institutions financières européennes en particulier la BCE, a dégagé en faveur des pays membres de la zone euro une aide arrêtée à 500 milliards d’euros.

Sans compter les interventions internes des États se chiffrant à des centaines de milliards également. Certains pays, foulant allègrement au pied les limites des déficits budgétaires établis par une règle de principe de l’Union quasi immuable à 3% du PIB. Un pays comme la France a explosé le plafond de son déficit, mais d’autres membres de l‘UE l’ont également fait. Ils l’ont tous fait, à bon escient, pour la survie de leur économie, sans aucune conséquence pour eux. C’est ce qui a permis à la France de mettre sur la table 300 milliards d’euros, sans compter la garantie de prêts accordée à ses entreprises, pour un plafond de couverture d’un montant de 100 milliards. Là où les États développés du monde peuvent compter sur une panoplie de leviers pour assurer la sauvegarde de leurs économies, l’Afrique, elle, à l’image de l’ensemble des pays sous-développés, ne dispose, à cet effet, que du seul levier budgétaire. Ainsi, il va s’en dire donc, qu’au regard de la solidarité internationale imposée par la crise, nous pensons qu’une nouvelle initiative PPTE est non seulement pertinente, mais qu’elle est obligatoire dans le contexte actuel, pour tous ceux qui

Un levier pour refonder les économies africaines.

pensent que l’humanité est une et indivisible. On ne peut pas se contenter de sauvegarder une partie de celle-ci et laisser la majorité périr, en étant doublement victime. Une nouvelle initiative PPTE est d’autant bienvenue dans son principe, que celle qui a été déroulée, il y a quelques années, comportait une innovation majeure qui en faisait plus qu’un simple mécanisme d’effacement de dettes. Elle s’est révélée aux yeux du monde comme un puissant levier économique, dans la mesure où les pays pauvres qui voulaient en bénéficier étaient obligés de verser les sommes à rembourser aux prêteurs dans un compte séquestre ouvert dans les livres de leur banque centrale pendant une certaine période. Conçu comme un formidable instrument de collecte de fonds, en vue d’assurer des investissements cruciaux, la mise en place d’un nouveau mécanisme d’effacement de dettes élaboré au regard du contexte actuel, avec quelques changements apportés au système, comparativement à celui du début des années 2000, est à la fois souhaitée et vivement attendue en Afrique.

Dans le moyen et long terme, ce mécanisme pourrait être un excellent outil de promotion, pour un temps limité, du développement. Avec le précédent, les ressources déposées par les États leur étaient réallouées pour financer les secteurs sociaux notamment la santé et l’éducation. Rétrospectivement, l’on constate, qu’à compter de l’année 2006, l’Etat du Sénégal était parvenu au point d’achèvement. On se rappelle l’ancien Premier ministre Idrissa SECK se félicitant, à juste titre, d’avoir conduit avec succès toute la procédure ayant abouti au point d’achèvement de son pays qui lui donnait ainsi le droit d’accéder directement à l’effacement de sa dette publique. Le philosophe et professeur émérite d’économie, notre compatriote François BOYE, n’avait pas manqué de railler la déclaration de satisfaction de l’ancien Premier ministre. Il se demandait comment un pays pouvait se glorifier d’atteindre le point d’achèvement fixé par ses bailleurs, en soulignant que cela ne devait et ne pouvait, en aucune façon, être considéré comme une prouesse économique. En tout état de cause, le pays avait réussi par le mécanisme PPTE à déposer un peu plus de 600 milliards de FCFA dans le compte ouvert, à cet effet, dans les livres de la BCEAO. Il y était parvenu avec une moyenne du service mensuel de sa dette publique estimée à l’époque à 67 milliards de FCFA. En ayant obtenu auprès de ses bailleurs une réallocation de cette somme déposée à la BCEAO, le Sénégal en avait fait usage pour investir massivement dans la construction d’écoles et le recrutement d’enseignants, mais aussi dans la construction d’hôpitaux et de Centres de santé à travers le pays.

Quand nous disions, plus haut, que le groupe de la Banque mondiale et le FMI, ainsi que la BAD avaient rejoint dans l’initiative le club du G7, c’est que celle-ci avait été plus tard complétée par l’initiative d’allégement de la dette multilatérale (IADM), qui a permis l’effacement de la dette des pays concernés vis-à-vis de ces trois institutions financières en 2005. 17 pays africains éligibles ont pu disposer de centaines de milliards de FCFA pour réduire la pauvreté à travers un programme consigné dans les Documents de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP). Parmi les conditionnalités, les bénéficiaires devaient s’astreindre à limiter toute perspective de nouveau surendettement. Pour la majorité des pays bénéficiaires, le niveau actuel de la dette reste soutenable même si un nouvel effacement aiderait à mobiliser de nouvelles ressources pour combattre les effets de la pandémie du coronavirus. Sauf que, par ailleurs, ce prétexte de la soutenabilité de la dette actuelle, ainsi que l’engagement précédent des pays qui avaient souscrit l’initiative PPTE à ne pas demander une nouvelle initiative d’effacement, brandis comme arguments pour s’opposer à l’appel de Dakar, ne sauraient tenir la route. La pandémie du Covid-19 est un cas de force majeure, un péril imprévisible qui pulvérise tous les engagements économiques ainsi que les bons points de croissance engrangés ces dernières années.

Que signifie encore la vie des êtres humains sur terre, face au drame imposé par le Convid-19 ? Que valent surtout tous les engagements économiques antérieurement souscrits, procédant souvent d’un ordre mondial bâti à partir d’une idéologie libérale forcenée, reposant essentiellement sur l’idée d’une mondialisation se jouant de l’essence même de l’homme : son humanisme et sa dignité ? Toutes valeurs qui se trouvent en permanence sacrifiées sur l’autel d’une accumulation déshumanisante de profits financiers et de biens matériels. Comment procéder, dès lors que l’on accède à la demande d’effacement de la dette de l’Afrique ? On pourrait y parvenir, en tenant compte du contexte actuel, en améliorant le processus et le mécanisme, mais en raccourcissant surtout les délais, de la méthode d’effacement appliquée au début des années 2000. Celle-ci, nous semble-t-il, est bien appropriée à cette fin.

Nous considérons, pour notre part, que le Covid19 est, sans aucun doute, une immense tragédie pour l’humanité et pour l’Afrique, en particulier. Paradoxalement, celle-ci pourrait pourtant se révéler comme une vraie chance ouverte aux économies africaines. Ainsi, pour parler comme l’économiste sénégalais Felwin Sarr, cette pandémie offre au continent noir une réelle occasion pour engager un travail en profondeur d’une sérieuse et totale refondation de son économie.

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