Petit manuel de savoir écouter l’enfumage politique
Mensonges et discours fumeux : un bref et vif essai en forme de manuel contre le baratinage contemporain, signé du philosophe américain Harry Frankfurt. Un parfait radar à «bullshit» !
Voilà, un petit livre (80 pages) à acheter en plusieurs exemplaires et à poser sur le bureau ou sur l’établi de celui qui vous fatigue à dire n’importe quoi depuis des mois. De l’art de dire des conneries, de Harry Frankfurt, pourrait être prescrit et remboursé comme un médicament et calmer votre interlocuteur incontinent.
A propos d’incontinence, le traducteur prend d’infinies précautions pour traduire le titre original du livre : «On Bullshit». Il a expliqué son embarras et les raisons qui l’ont amené à choisir «conneries», mais aussi «baratin», «fumisterie», «mensonge» ou «enfumage» jusqu’à rendre les armes pour évoquer une expression très française : «c’est de la merde» quand la traduction littérale de bullshit est «merde de taureaux». L’expression médiatisée par Jean-Pierre Coffe, qui l’appliquait à la mauvaise bouffe, pourrait s’étendre à tout discours fumeux dans quelque domaine que ce soit.
Si le mot paraît insaisissable, il y a trois décennies, presque comme une blague, par l’éminent professeur de philosophie de l’université Yale, aux Etats-Unis, à l’occasion d’une conférence, il a trouvé son époque : la nôtre. Comment ne pas penser à un Donald Trump, ou à François Fillon, se débattant avec la réalité en lisant : «A cause de l’indulgence excessive [de son entourage] dont il bénéficie, le baratineur finit par ne plus prêter attention à ses propres assertions, de sorte que son sens des réalités à tendance à s’atténuer, voire à s’évanouir.»
Ou encore : «Le domaine de la publicité, celui des relations publiques, et celui de la politique […] abondent en conneries si totales et absolues qu’elles constituent de véritables modèles classiques de ce concept.»
Quand Harry Frankfurt évoque «la prolifération contemporaine du baratin», on entend les mots rebondir aux émissions matinales dans lesquelles des porte-parole, des «proches» resservent «les éléments de langage» jusqu’à démonétiser les mots qu’ils prononcent.
S’il n’a pas bossé pendant des mois son texte, il ne s’en cache pas, et s’en amuse, Harry Frank-furt distingue tout de même plusieurs catégories d’enfumeurs et préfère le menteur au baratineur. «Un menteur tient compte de la vérité et, dans une certaine mesure, la respecte […] ; le menteur pense obligatoirement que ses déclarations sont fausses. A l’inverse, le baratineur n’est pas tributaire de telle contrainte : il n’est ni du côté du vrai ni du côté du faux.» Et il conclut : «Il se moque de savoir s’il décrit la réalité.» Voilà fixée la distance au réel, le réel, ça n’existe pas. Voilà qui permet de mieux saisir notre époque. Peut-être pourrait-on glisser ce petit livre dans la serviette que recevront les députés élus en juin.
Philippe Douroux
liberation