Yann Moix : «L’époque est hypocrite, elle prend tout mal»
Un écrivain ne peut pas se limiter à une langue binaire et lissée par la morale ambiante, estime l’essayiste. S’il avoue ne pas «avoir accès à l’univers des femmes de son âge», il ne parle que de sa faiblesse personnelle et intime. Les magazines féminins font bien pire en matière d’invisibilisation des femmes de 50 ans.
Je suis au cœur d’une polémique lamentable. Mais cette polémique a le mérite de nous éclairer sur l’époque, à la façon de la mer qui, se retirant, permet de voir ce que dissimulaient les flots. Dans un récent entretien à Marie Claire, j’ai fait part de ma préférence pour les femmes jeunes. J’avouais aussi, en la matière, un tropisme asiatique. Et l’hallali, mondial, commença.
L’époque est folle : dès qu’une parole, singulière, individuelle, intime s’exprime, celle-ci s’expose aux foudres d’une meute aveugle rassemblée pour l’occasion. Cette meute se compose de plusieurs éléments : d’une part, ceux et celles qui ont toutes les raisons apparentes de prendre mal les propos en question ; d’autre part, ceux qui (attirés par l’odeur du sang) choisissent de les prendre mal, bien que parfaitement conscients que la situation, que la réflexion, que les déclarations sont plus complexes que la caricature qu’ils tiennent à en faire.
Oui, l’époque prend tout mal ou choisit de tout prendre mal : ce qui compte, c’est l’émergence d’une parole à condamner, indépendamment de son contexte, de ses nuances, de sa complexité, de sa particularité. Cette parole, ce propos, se voient déconnectés de la pensée de son auteur et servent à fabriquer un coupable idéal, imaginé, façonné, fabriqué, inventé spécialement pour incarner le tabou à circonscrire, et le réduire au silence par une camisole d’injures, d’intimidations, de menaces. On cherche, perpétuellement, matière à se scandaliser.
L’époque ne sait pas lire, ne veut pas lire, n’a pas le temps de lire : ainsi, le propos tenu, les mots prononcés voyagent-ils, simplifiés à l’extrême, de tweet en tweet, de site en site, rebondissant ; on croit sur parole l’écume qui reste d’un entretien, dans lequel un homme seul essayait, honnêtement, sans cynisme ni masque, de déployer une vérité sur plusieurs heures, sur plusieurs pages. L’hémorragie commence ; le phénomène, ensuite, propagé à la vitesse de la rage, est exponentiel. Du Brésil en passant par l’Italie, de la Corée en passant par la Croatie ou la Turquie : on vous traite de tous les noms, on vous vilipende, on vous assassine. Le but est d’obtenir votre mort sociale. Tout s’emballe et la raison est vaincue.
Expliquant pourquoi, suite à différents traumatismes, je ne pouvais avoir accès à l’univers des femmes de 50 ans, je suis devenu, instantanément, par le truchement d’une fureur empressée d’en finir avec moi, celui qui les trouvait indignes de désir et d’intérêt. J’avais livré, humblement (j’étais abattu par une rupture), les clés psychanalytiques de mon blocage : on fit de moi un prédateur à jeunesses. Je n’ai jamais crâné, jouant les séducteurs, me vantant d’avoir à mes bras des créatures «non périmées» (lexicographie qui me dégoûte). Cela serait grotesque. J’évoquais une malédiction de ne pouvoir être adulte ; pas une compétition navrante de mâle blanc. Je ne disais pas «tout haut ce que tout le monde pense tout haut» ;au contraire, en tant qu’écrivain (je suis en promotion de mon dernier roman, Rompre) je disais, assez bas, ce que j’étais le seul à penser tout haut.
Mais l’époque n’accepte pas l’individu : il s’agit, aujourd’hui, dans ces déclarations, non pas tant de plaire à tous, mais de ne déplaire à personne. Il s’agit d’épouser un discours générique, incarné par une foule invisible qui représenterait, de manière immanente, la doxa du temps présent. Aimer ceci équivaut à détester cela. La binarité a gagné. Préférer les uns, c’est exclure les autres. Mais je ne parlais, dans Marie Claire, que de moi ; qu’à partir de moi. Mes mots, comme mes goûts, n’ont pas valeur de modèle universel. Ces goûts, ces inclinations, ces penchants, qui sont miens, je n’ai pas à en répondre. Je ne sache pas qu’il existe un tribunal du goût. Je n’ai pas, comme écrivain, à me lover dans un discours générique, à me confondre dans une attitude lissée par la morale ambiante. Si j’aimais les fillettes, la loi me punirait ; aimer les femmes de 25 ans, comme aimer les hommes, ou les femmes de 70 ans, n’est puni par aucune législation.
Mais l’époque est incohérente : ce qui est apparu comme insupportable, dans ces propos, c’est qu’un homme de 50 ans confesse qu’à ses yeux, les femmes de 50 ans, c’est-à-dire de son âge, étaient «invisibles». C’est donc le même, le strict même procès en âge que l’on me fait. De même, lorsque les femmes, vexées, blessées par mes dires, m’envoient, par centaines, des photos de leurs seins, de leurs fesses, pour démontrer qu’elles sont encore «comestibles» (je reprends une expression que j’ai pu lire), elles s’humilient, ne voyant pas que, ce faisant, ce sont elles qui se résument à leur anatomie. Je précise enfin qu’on peut aimer les femmes de 25 ans et les respecter. La seule chose qui compte, en la matière, c’est le sentiment amoureux et l’attitude face à l’être aimé.
L’époque est hypocrite : car si j’ai dit sortir, souvent, avec des femmes plus jeunes que moi, je n’ai jamais prétendu qu’elles fussent belles. Précisément, nombre de mes compagnes ont pu, au cours des années, se sentir disgracieuses en comparant leur aspect physique aux corps parfaits des déesses exhibées à la une de magazines féminins. Combien de fois une de mes compagnes s’est-elle exclamée : «Je me trouve moche !» après avoir comparé son visage, sa plastique, à ceux d’un modèle de Elle ou de Marie Claire. Les femmes, parfois, feraient bien - je le dis avec un infini respect avant de redéclencher un tsunami - de balayer devant leur porte avant de chercher des boucs émissaires. Enfonçons ce triste clou : les femmes de 50 ans qui font la une de la presse féminine ne sont-elles pas, le plus souvent, «photoshopées», retouchées, trafiquées ? Les dossiers sur les quinquagénaires ne s’intitulent-ils pas «Comment être encore belle à 50 ans ?» ou «Comment plaire à 50 ans ?» Suis-je, en outre, l’inventeur des titres Jeune et Jolie ou 20 Ans que des générations de femmes ont appréciés ? Ces magazines ne s’intitulaient pas «Vieille et Laide» ni «50 Ans», que je sache. Ce n’est pas de mon fait si le temps passe. Et il passe pour et sur tout le monde.
Mais l’époque a peur de la mort : le transhumanisme, cette crétinerie, prétend abolir la mort, devenue insupportable à l’être humain. Nous n’acceptons plus de mourir ; or le vieillissement est le bras armé de la mort. A 50 ans, la mort n’est plus une abstraction. Le dire, dire que les corps, masculins ou féminins qu’importe, traduisent le passage des années n’est pas acceptable. Je l’ai dit, et le redis. Doit-on marcher sur des œufs pour affirmer que l’homme est mortel ?
Pour finir, lorsque je sors avec une femme jeune, cela ne gêne personne ; nul, homme ou femme, dans la vie courante, ne s’en est jamais offusqué. Si je dis pourquoi, en revanche, c’est la curée. Il faut s’interroger sur ces réalités qui sont mais qui n’ont pas le droit d’être exprimées par des mots. Les femmes, c’est une banalité que de l’écrire, sont belles à tout âge. Que, par une malédiction intime, par une paralysie qui m’est propre, je n’aie pour le moment pas accès à leur cosmos ne doit en rien les blesser, c’est moi qui suis à plaindre, enfermé dans mes misérables chimères d’enfant vieilli.
Yann Moix écrivain et chroniqueur